Focus : la filière artistique sur le territoire - Les écoles de notre territoire

Gildas Milin, vous dirigez l'ENSAD Montpellier depuis 2014 et le Hangar Théâtre depuis 2019. La plupart des comédiennes et comédiens que vous formez semblent très vite « percer » dans leur parcours grâce à votre travail de formation et d'accompagnement à l'issue de leur cursus, mais aussi parce que vous-même et d'autres grands metteurs en scène que vous invitez leur créez des pièces « sur mesure » pour leur sortie d'école. Ç'a été le cas avec Cyril Teste, qui les faisait travailler sur Nobody en 2013, spectacle qui a beaucoup tourné, Cyril qui ouvre le bal du Printemps cette année avec La Mouette. Y a-t-il néanmoins, d'un point de vue pédagogique, des lignes que vous souhaiteriez développer dans votre école ?

Il est vrai qu'après une formation très intense et, qui plus est, pluridisciplinaire – film, danse, etc. – de trois ans, avec les spectacles de fin d'année que nous leur permettons d’interpréter aux côtés de metteurs en scène aguerris ou en début de parcours, sur une vraie période de répétitions et préachetés par des lieux importants tels que la MC93, etc., celles et ceux qui le souhaitent s'envolent assez vite (comme actrices et acteurs grâce à ces projets professionnels de sortie, mais aussi comme autrices, auteurs, metteuses, metteurs en scène grâce aux différentes formes d’accompagnement de l’école), et j'en suis ravi.

En ce qui concerne la transmission en tant que telle, il y a une chose, oui, que j'aimerais développer : il n'y a pas selon moi à ce jour suffisamment de cours concernant le répertoire « classique » à l'école. À ce déficit vient s'ajouter celui d'un enseignement récurrent en matière d'interprétation, c'est-à-dire qui pourrait se délivrer non pas seulement sur le modèle d'invitations faites à des intervenants, mais sur une durée longue, d'au moins une année. J'ai donc récemment décidé de prendre en charge quelque chose qui ressemble à ça. Il s'agit d'un cours questionnant différentes approches des répertoires classiques, notamment concernant la phonation, la structure et les possibilités offertes par l’étude du vers classique, ou encore baroque.

À partir de cela, comment construire un laboratoire de recherche sur la façon d'appréhender aujourd'hui des textes du répertoire, peut-être en particulier français, avec quelques incursions de textes anciens traduits ? Comment jouer ces répertoires aujourd'hui à l'appui d'une connaissance relative des outils d'hier, comme d’approches actuelles à construire ? Les questions restent ouvertes...

Quels sont pour vous les enjeux de ces questions de « répertoire » ?

A vrai dire... Apparaît aujourd'hui une forme de mythologie chez les jeunes actrices et les jeunes acteurs qui ont une grande habitude du répertoire contemporain, consistant à regarder l'univers classique comme un monde qu'ils ne pourront jamais atteindre – puisque les écoles sont passées d'un enseignement majoritairement classique à un enseignement majoritairement contemporain. Par conséquent, les élèves rêvent aujourd'hui de jouer du classique, regrettant que ce ne soit pas suffisamment offert dans l'enseignement. L'objet est donc aussi de désamorcer le corolaire de cette mythologie, qui consiste à penser qu'il y aurait une technique du classique, alors qu'au fond, il y a une mosaïque d'approches, qui sont différentes et aussi intéressantes les unes que les autres.

En arrière-plan, il s'agit également de désinhiber les apprentis comédiens face au répertoire. Enfin, de la même façon que notre position est intergénérationnelle dans l'enseignement, pour être cohérente, il faut qu'elle le soit aussi autour de la question des textes, afin que les élèves puissent se sentir libres, aussi bien dans le répertoire que dans la modernité. Avoir une connaissance de ce qui s'est passé dans les générations précédentes permet de mieux appréhender le contemporain. Passer par l'exigence « disciplinaire », incontournable, qu'imposent les répertoires classiques, lesquels induisent, pour commencer, une relation systématique et technique au texte, à la phonation, au vers, à des contraintes qui sont autres que celles du répertoire contemporain, « muscle » les actrices et les acteurs grâce à un type singulier de gammes qui se pratiquent là, et pas ailleurs. Ils ne seront pas les mêmes acteurs après avoir travaillé Racine, c'est évident. La pratique spécifique du répertoire vous transforme en tant que comédien.

Autant je ne suis pas sensible à l'idée que l'on puisse « former » quelqu'un – les personnes ne sont pas de glaise – , autant il est frappant que la matière que nous travaillons nous « forme ». Selon les textes, la matière que nous travaillons forme et transforme les acteurs. Ce sont les mouvements et les écarts entre les répertoires et les outils qui leur sont liés qui vont faire être l'acteur tel qu'il est, dans son « agir », son goût, sa structure psychique, sa disposition et sa capacité à explorer des terrains de jeu. La façon de réfléchir, d'être, de jouer, de ressentir, d’agir ne sont plus les mêmes après avoir travaillé une certaine matière, qui s'est inscrite dans le corps, par la durée offerte à la pratique. Je vois bien par moments que, pour aborder un texte contemporain, si nous avions par exemple travaillé deux semaines Hippolyte de Robert Garnier, cela aurait changé leur façon d'appréhender les choses. La matière travaillée et les outils afférents produisent un type de mouvements dans les réglages internes de l'acteur qui sont, de fait, modifiés. Si Valérie Dréville peut interpréter le répertoire d'Edward Bond comme elle a pu le faire, c'est aussi parce qu'elle a travaillé Claudel, par exemple, et a été traversée par cette matière-là, et vice versa.

Le répertoire ouvre probablement une relation particulière au contemporain. Et il est nécessaire d’inscrire son questionnement par la pratique dans la durée, comme nous le faisons pour les cours techniques, pour favoriser une sédimentation qui puisse « informer » le travail dans les stages d'interprétation.

Quelle est la ligne directrice que vous souhaitez entériner dans votre vision de la formation et dans votre projet pour l'ENSAD ?

La notion de « muscle inhibiteur » (empruntée au lexique de la neurobiologie) : capacité et qualité que porte chacun, permettant de façon singulière d’apprendre à apprendre, jusqu’à faire grandir chaque intelligence spécifique, depuis la possibilité d’opérer des choix qui vont favoriser son développement personnel, en disant « non » consciemment à un ensemble de mauvaises solutions pour se donner des chances de se diriger vers les bonnes, me semble intéressante.

Cette notion est – non pas justement donc une ligne de force de la formation – mais plutôt la proposition d’un territoire d’outils, de pratiques, qui prennent en compte l’aspect non-linéaire de l’apprentissage, favorisant la découverte d’une façon de cheminer spécifique pour chacun, dans l’usage de soi-même, jusqu’à la perception d’horizons singuliers et communs vers lesquels se diriger, à l'école, puis, à l’extérieur.

Pour les comédiennes et les comédiens eux-mêmes et entre eux, dans la communauté du travail, il est essentiel de les rappeler à ce caractère non-linéaire de l'apprentissage, à une certaine mobilité du « connais-toi toi-même », qui ne peut se passer de faire l'expérience de réussites premières, de phases d'échecs et de prises de conscience, difficiles parfois, sur le moment, mais bien utiles aux réussites à venir.

Cette conscience de l’aspect non-linéaire de l’apprentissage empêche d’esquiver et de passer sous silence toutes questions afférentes à l'ego.

En commençant chaque répétition par une discussion ouverte, en regardant ensemble des vidéos de ce qui s'est passé sur le plateau la veille, j'ai pu constater les grandes difficultés que certains d'entre eux peuvent avoir à se regarder – à regarder leur propre image filmée. Cette étape de confrontation concrète crée, avec le temps, malgré tout, une certaine familiarisation, une relation de plus grande indulgence et de douceur de soi à soi, ou plutôt de soi à l’image de soi, et aussi un « entre nous » dans l'équipe qui se construit depuis la reconnaissance des difficultés rencontrées par chacun entre soi-même comme image et soi-même comme outil. Comment cultiver une amitié et une bienveillance avec soi ?

Pour cette raison se pose de manière forte une question, qui m'intéresse de plus en plus dans le travail de formation, à savoir celle de l'ego. Il faudrait parvenir à transmettre aux acteurs que l'ego n'est pas incompatible avec la modestie, bien au contraire. Un ego bien placé, qui solarise, est une condition sine qua non du rayonnement. Une actrice qui monte sur le plateau, si elle ne pense pas à ce moment-là qu'elle est la plus grande actrice au monde, ne peut pas agir sur scène et donner aux spectateurs une possibilité de s'y projeter (car il ne faut pas s'y tromper, les spectateurs ne viennent pas voir des actrices et des acteurs, ils viennent se voir à travers elles et eux).

Il faudrait donc comme « travailler sans effort » à une relation claire, quoique complexe, avec son ego. En effet, dès qu'un ego n'est pas à sa place, il a un côté « soleil noir » qui absorbe l'énergie des autres pour exister, jalouse l'autre et est prêt à l'écraser pour essayer de rayonner davantage. On pourrait alors parler de « petit ego », que bien évidemment nous portons tous en nous et qui, dans certaines occasions, peut s'avérer utile, notamment dans des situations de survie. Mais il y aurait possiblement une notion de « gros ego » à cultiver, peut-être, et qui pourrait consister, pour chacun, à se dire : « Dans la vie, je n'ai pas besoin de me dire que je suis le plus grand acteur de tous les temps, ou même de le croire, mais quand je suis au plateau, je ne peux pas agir si je ne me le dis pas et si je n'y crois pas ». C’est logiquement autant que paradoxalement un « penser à soi » qui permet un « penser à l’autre » et un « penser l’autre ».

C’est assez « sensible » et « sans cible », mais les étudiantes et les étudiants auraient, peut-être, même sans tout à fait le savoir au début, choisi de s’embarquer, je crois, dans une forme de « championnat de l'âme » – qui se déroule dans un lieu en même temps qu’un lieu sans lieu : une école-théâtre où ils découvrent la possibilité de comprendre qu'ils peuvent exister de manière forte et manifeste sans avoir à écraser qui que ce soit.

Cela peut renvoyer d'ailleurs à une notion développée par les neurosciences : l’idée que chacun est porteur d’une intelligence spécifique, et que, tout comme il serait souhaitable que chacun puisse enfin se dire : « je suis porteur de la plus grande intelligence possible pour moi-même, la question est de savoir comment la développer » – il me semble souhaitable que chaque actrice, chaque acteur puisse se dire à elle ou lui-même : « Tu incarnes le plus grand potentiel, la plus grande intelligence du jeu, le plus grand talent possibles pour toi-même, maintenant, la question c’est : comment vas-tu parvenir à développer cette réalité ? »

À noter qu’il est très perceptible que cette sorte de conscience égotique positive et bienveillante s’aiguise en même temps que l'exigence et le niveau de jeu de l'ensemble de l'équipe grimpent, grandissent. C’est bien par ce mode d’affirmation des singularités qu’est rendu possible le travail d’ensemble.

Et quelles sont les orientations pédagogiques et artistiques que vous souhaitez renforcer dans votre projet ?

L'école fait toujours en sorte de ne pas oublier le corps des interprètes, ce corps qui écrit, écrit dans l'espace, qui est l'auteur et l'instrument d'une partition. Et il y a ici aussi une autre mythologie, qui consiste à penser que celui qui est en mouvement, ou celui qui parle est au cœur de l'action, la dirige. Comment faire comprendre aux actrices et aux acteurs et réfléchir avec eux au fait qu'il n'y a pas de centre ? Quand il y a dix personnes sur un plateau, il y a dix personnes, et il n'y en a pas une, du seul fait qu'elle parle ou qu'elle bouge plus que les autres, qui détienne le centre. L'une des orientations principales de l'école, qu'elle souhaite accentuer, commence avec la considération du fait que mettre en scène, c'est avant tout agencer des signes, que le corps de l'acteur est un émetteur de signes, et que s'ouvre et s’anime inévitablement dans le champ du théâtre celui de la danse, et de toute approche du corps.

Dès le concours, les candidats sont confrontés aux questions, aux outils et aux possibilités qu'offrent les désynchronisations corps/espace, corps/texte, corps/interprétation, corps/ imaginaire, etc. : ils expérimentent différentes techniques de dissociation et de réassociation. C'est pourquoi le champ de la danse s'est largement développé dans l'école, et va continuer à l'être, au même titre que la pratique de l'image et du cinéma. Ce sont vraiment les deux axes importants de l'ENSAD que nous souhaitons renforcer, parce que les problématiques et les interrogations contenues dans ces deux champs dessinent un vaste territoire en matière de recherches théâtrales, s'éloignant variablement de l'illustration et de l'imitation de ce qu'on croit être le réel.

Louise Arcangioli, dont le Printemps des Comédiens présente la création, sort de votre école...

Que Louise Arcangioli, avec qui nous avons énormément parlé des outils, ait été « shortlistée » pour le dispositif Cluster proposé par l'office de production Prémisses en lien avec le Théâtre International de la Cité, puis programmée ici n'est pas un hasard : c'est la première fois à l'école que je me suis retrouvé à parler plus systématiquement aux élèves non plus seulement en tant qu'actrices et acteurs, mais aussi comme à des metteuses et metteurs en scène potentiels. Au fil du temps, il devient évident que (sans avoir à créer des « classes » comme nous avons pu le faire à l’époque avec Stéphane Braunschweig, en ouvrant la section « mise en scène » du T.N.S. – créant nécessairement des vocations par désignation plutôt que par filiation, et générant pas mal de pression sur les élèves) doivent pouvoir exister, se créer, comme nous le faisons, des dispositifs, des accompagnements, des discussions avec toutes celles et ceux qui s'intéressent aux questions de l'agencement des signes au plateau et de ce qui se trame entre fictions, interprètes, créateurs, techniciens, administrateurs, spectateurs, etc.

Faire rencontrer aux élèves des philosophes et des chercheurs, évoquer avec eux les mutations planétaires, parler de neuro-intoxication ou d'économie mondiale (ou de Bill Gates créant des vaccins abritant des nanorobots duplicants) etc., traverser toutes les questions soulevées par un monde de plus en plus complexe, de plus en plus étrange, destructeur, est une façon tout à fait réelle d'aborder les questions relatives à la mise en scène depuis « les mises en scène du monde », à l'agencement des signes d’aujourd'hui. Il y a dans cette école, créée par Ariel Garcia-Valdès, dirigée après lui par Richard Mitou, une tradition d'acteur-créateur, qui n'est pas une revendication, mais un état d'esprit puissant, une volonté, une aspiration autour de laquelle s'est monté un grand nombre de troupes, d'équipes, de compagnies.

Le « cas » de Louise Arcangioli est exemplaire : elle a pris connaissance d'un certain nombre d'outils et se les est appropriés, les a transformés, comme tant d’autres avant elle, grâce à un accompagnement fort de l’école.

La liste des autrices et auteurs, metteuses et metteurs en scène issu.es de l’école depuis sa création est très longue et continue de s’allonger, de grandir.

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Propos recueillis par Mélanie Drouère, 8 juin 2021, Montpellier.

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