Peter Brook - Tempest Project Nathalie Garraud et Olivier Saccomano - Un Hamlet de moins

Les premiers mots d’Hamlet, « Qui est là ? », situent d’emblée l’attente à un double niveau. Au niveau interne de la fiction, d’abord : « Qui est là ? », c’est la question inquiète du garde qui attend la relève tout en craignant que n’arrive le fantôme. Et au niveau externe de la relation entre scène et salle : « Qui est là ? », c’est aussi la question qu’adresse le comédien au public, réuni ce soir-là pour voir ce qui s’annonce comme une tragédie de vengeance. C’est la question du rendez-vous théâtral.

Dès le début, Hamlet se construit comme une tragédie de vengeance, genre très populaire dans l’Angleterre de la Renaissance. Tous les ingrédients sont là. Des gardes qui patrouillent sur le chemin de ronde d’une forteresse. Un fantôme qui revient hanter les lieux de son meurtre pour demander que justice soit faite. Minuit. L’heure du crime. De la peur. De l’insomnie. Le début de l’attente. D’une longue attente. Qui va durer cinq actes.

Car la revanche promise ne vient jamais, ou alors elle se trompe systématiquement de cible (Polonius est tué par méprise ; Ophélie se noie après avoir perdu la raison ; Guilderstern et Rozencrantz sont envoyés à la mort inutilement ; Gertrude et Laerte sont empoisonnés ; le vengeur lui-même est tué...). Il faut attendre cinq actes pour que cette vengeance, constamment différée, soit enfin perpétrée. Elle vient in extremis, avec le dénouement, au moment où on ne l’attendait plus. L’amorce conventionnelle du genre ne tient donc pas ses promesses. Shakespeare se joue du spectateur. Il détourne les conventions de la tragédie de revanche, qui ne sont finalement qu’un prétexte, pour appâter un public dont il frustre les attentes. Hamlet, outrage au spectateur. Hamlet ou la tragédie de l’inaction. Le degré zéro de l’action, du drame (car drama, étymologiquement, signifie action, mouvement). La force d’Hamlet réside toute entière dans ce paradoxe, cette tension, ce mouvement bridé, ce désir d’action frustré.

Et c’est là, dans cette faille, que se loge le tragique. Pour André Jolles, « le tragique survient (...) quand ce qui doit être ne peut pas être ou quand ce qui ne peut pas être doit être ». Ce que résume efficacement Vladimir Jankélévitch : le tragique, c’est « l’impossible nécessaire ». La nécessité, pour Hamlet, c’est perpétrer la vengeance ordonnée par son père, le roi assassiné, rétablir l’ordre, la justice, la filiation, sauver l’honneur. « Quelque chose est pourri dans l’État de Danemark », « Le temps est disloqué » et le « globe détraqué ». Et Hamlet de se lamenter : « Ô destin maudit, / Pourquoi suis-je né pour le remettre en place !». Le problème d’Hamlet, c’est qu’il ne parvient pas à actualiser cette nécessité, à la mettre en actes.

Hamlet est en quête de certitude vis-à-vis des motifs de la vengeance (le fantôme n’est-il pas une illusion ? son discours est-il fiable ? ), comme des conséquences d’une telle vengeance. Les monologues auxquels il se livre de manière répétée – il y en a sept dans la pièce – sont le lieu privilégié de son conflit intérieur, des débats auxquels il se livre avec sa propre conscience. Ils sont l’expression d’un dédoublement, d’un moi qui vole en éclats. Hamlet y déconstruit systématiquement la possibilité de l’acte : quoi ? pourquoi ? comment ? et après ? Son discours a beau se couler dans un cadre rationnel, une syntaxe et une rhétorique de la logique, d’hypothèse en projection, sa pensée s’égare, le poussant dans le détail des choses en l’empêchant de les résoudre. Paralysé par le doute, Hamlet blâme « la conscience » qui « fait de nous tous des lâches ». Alors qu’il intime aux comédiens ambulants de « Régle(r) le geste sur le mot, et le mot sur le geste », Hamlet se trouve dans l’incapacité de réconcilier les termes de la dialectique. Le verbe est pour lui logorrhée qui anéantit l’action, et lorsque celle-ci advient enfin, elle conduit au silence : « Le reste est silence ». Un silence radical puisqu’il anéantit le verbe dans la mort.

D’un côté, donc, la pièce frise l’anti-drame, de l’autre elle verse dans l’hyper-théâtralité, puisqu’elle donne à voir, entre autres, des comédiens qui répètent, une tragédie en cours d’adaptation, une représentation dans la représentation. Véritable laboratoire de théâtre, elle invite le spectateur à habiter l’attente en explorant la nature et les limites du medium théâtral, ainsi réfléchi à tous les sens du terme.

Florence March
Professeur de Théâtre britannique des XVIe et XVIIe siècles et directrice de l'Institut de recherche sur la Renaissance, l'âge Classique et les Lumières (CNRS / université Paul Valéry - Montpellier 3).

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