Recherche-création au Printemps des Comédiens : les résidences

Eric Lacascade, le Printemps des Comédiens déploie cette année son accueil d’artistes en résidence de création, en concertation avec le Domaine d’O. Votre équipe et vous êtes invités en résidence de recherche ; quel en est l’enjeu pour vous ?

C’est très important, et finalement assez rare, de disposer d’espaces où il est possible de chercher sans avoir au préalable une idée artistique et économique, clé en main : distribution, date de sortie, production, etc. En l’occurrence, je ne connais pas le cadre financier, je ne sais pas si le spectacle va durer une heure ou cinq, je n’en connais pas la forme, le nombre d’acteurs... donc vous imaginez comme il serait difficile de l’expliquer ou de le justifier auprès de producteurs. Nous pourrions définir cela comme un laboratoire déterminé par un espace traversé par un désir, un espace de pensée active, afin de mettre un thème, une pensée, ou une forme à l’épreuve de ce lieu et des quelques acteurs que je réunis. En ce qui me concerne, il s’agit d’une forme. Il y a une forme qu’on appelle cabaret, qui me plaît, me parle, me séduit mais je ne sais pas vraiment comment elle peut se retrouver à vivre concrètement sur un plateau avec certains acteurs qui m’accompagnent depuis des années, et donc j’ai vraiment besoin de quelques jours pour me retrouver avec ces gens en qui j’ai confiance, pour expérimenter ensemble une petite série d’idées autour de cette figure. Il s’agit de passer mon désir à l’épreuve du plateau, pour ensuite le valider, ou non. C’est comparable à une envie de voyage mais sans en connaître la destination, la durée, mais en ayant la nécessité de réunir le noyau dur de gens avec qui on veut partir pour, avec eux, en dessiner la feuille de route.

Quels sont vos axes de recherche et la méthode de travail que vous envisagez autour de cette résidence sur cette forme de cabaret ?

L’objectif de ces quelques jours est de travailler autour de cette notion de cabaret, en explorant toutes ses dimensions, du plus politique au plus humoristique jusqu’à l’imagerie collective habitée de transformistes, associée aux souvenirs de nuits parisiennes, de travail sur le genre, de magie et d’illusion…

Ici on se met en scène, on existe différemment que chez soi, on assume ses particularités, ses faiblesses, on en fait une puissance. Le cabaret est le lieu qui accueille toutes les différences. En prise avec ce qui nous traverse, ce qui nous unit ou nous désunit, tant dans notre sphère privée que dans la sphère publique. On y parle depuis la vie et l’on peut y être beaucoup moins rationnel que dans une dramaturgie théâtrale classique. L’idée est donc de fracturer mon rapport à la narrativité pour voir si, de cette fissure, quelque chose pousse. C’est aussi un rapport particulier au public, de proximité, de convivialité avec des spectateurs non pas assis sur un gradin en frontal mais répartis dans un espace traversé par les performers ou les acteurs, un public intégré dans le show. Ce rapport singulier au spectateur a toujours fait partie de ma recherche, et l’est plus encore aujourd’hui.

Nous allons donc nous y pencher pendant une petite semaine avec un groupe d’acteurs amis changeant tous les jours, précarité et instabilité de l’époque obligent. Mais c’est intéressant de faire avec. Nous n’avons absolument jamais traversé ce type de situation de pré-répétition, de même que nous n’avons jamais pratiqué ensemble l’écriture de plateau, ce qui va être le cas ici.

J’aborde cette expérimentation de manière active et tâtonnante, tant d’un point de vue artistique qu’économique, parallèlement à un travail de plateau que l’on pourrait qualifier de plus « classique ». Tout cela est donc très nouveau et s’inscrit dans une époque sombre et difficile, mais il s’agit toujours de transformer ce que nous subissons en créativité. Et de trouver la forme qui permette d’entrer en résonance avec l’hétérogénéité du monde, de se connecter avec la maille du réel, d’expérimenter la menace et, pour moi, d’essayer encore et encore d’aller par-delà mes propres mécanismes professionnels, donc prendre le temps et casser l’algorithme.

Et, dans l’économie, ça l’est aussi, intéressant : comment puiser dans ce low tech à la fois avec mes producteurs et mes acteurs ? Je ne pourrais même pas me poser cette question en étant dans la logique classique d’une production de spectacle.

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Propos recueillis par Mélanie Drouère, 10 mai 2021, Montpellier.

Eric Lacascade
Metteur en scène

Né à Lille en 1959, Éric Lacascade fait des études de droit et se forme parallèlement aux métiers du théâtre au Prato, salle alternative lilloise. Il y rencontre Guy Alloucherie et fonde avec lui le Ballatum Théâtre. De 1997 à 2007, Éric Lacascade dirige le Centre Dramatique National de Normandie. De 2012 à 2018, il occupe les fonctions de responsable pédagogique de l’Ecole Nationale Supérieure d’Art Dramatique. Il est reconnu pour ses mises en scène de Tchekhov, Gorki, Ibsen qui sont jouées au festival d’Avignon, au Théâtre de l’Odéon, au Théâtre National de Bretagne, et en tournée en France et dans le monde. Cette dimension internationale lui permet d’enseigner à l'étranger et de diriger des équipes artistiques peu familiarisées avec les formes françaises du théâtre d'art. Il réalise ainsi une adaptation de Le Balcon de Jean Genet avec les acteurs du State Youth Théâtre de Vilnius qualifiée de "spectacle de l'année" par la presse lituanienne et, à l’occasion d’une résidence en Chine, L’Orage de Cao Yu, puis Après l’Orage, écrit par la fille de l’auteur, avec une distribution d'actrices et d'acteurs chinois.