Focus : décentralisation

Jacques Nichet a dirigé le Centre Dramatique National à Montpellier de 1986 à 1997. Venu d’un collectif théâtral, l’Aquarium, il lui a fallu faire ses preuves comme metteur en scène et directeur et participer à sa façon à une nouvelle étape de la décentralisation théâtrale. C’est ainsi qu’il a décidé de commencer la saison 1993-1994, en présentant un spectacle au Théâtre des Treize Vents puis en tournée dans le cadre de l’itinéraire Molière créé par la Région, la DRAC, le conseil départemental et des associations, dont les ATP très actifs à l’époque. L’enjeu est de mettre le public dans les meilleures conditions possibles aussi bien à Ganges, Paulhan, Carcassonne, Uzès, Saint-Ambroix, Lunel, Vauvert, La Grand-Combe, Saint-Christol-lez-Alès, qu’à Mende, même s’il n’y a pas de salle de spectacle partout.

Au lieu de choisir une comédie moliéresque, Nichet annonce Alceste ! De nombreuses personnes sont surprises par le choix qui est fait de la pièce antique d’Euripide, créée à Athènes en 438 avant J.C. S’agit-il de remonter aux origines de l’art théâtral, de faire la leçon, de tester l’auditoire, de s’adresser aux plus instruits ?

La première action est de commander une traduction nouvelle à Myrto Gondicas dans le cadre de la Maison Antoine Vitez Centre international de la traduction théâtrale fondé en 1991 et installé à Grammont. Le remarquable travail de Myrto Gondicas suit au plus près le texte grec, avec force et simplicité. Ce n’est en aucun cas une adaptation ou une simplification mais une mise en valeur, approfondie par les séances préparatoires de lecture et les répétitions. On entend soudain la voix d’Euripide, venue du fond des temps et pourtant si proche.

De plus, tout le monde voit le même spectacle puisque le scénographe Michel Heydorff a imaginé et mis au point avec l’équipe technique une cabane de bois démontable de 13 mètres de long et 5m30 de haut avec deux gradins de 100 places chacun, qui constituent un espace bi-frontal et délimitent une aire de jeu de 13 mètres sur 5 mètres fermée d’un côté par la porte qui mène au palais, et de l’autre, par un ensemble de planches qui s’entrechoquent et annoncent les enfers. Un lieu de passage donc... On peut installer ce petit théâtre sur une scène, dans une grande salle ou un gymnase. Les spectateurs sont ainsi très proches des acteurs de cette fable : Le roi Admète doit mourir, sauf si quelqu’un accepte de prendre sa place, Apollon a obtenu cette faveur. Personne ne se manifeste, sauf l’épouse d’Admète, Alceste qui fait ses adieux au monde et à ses enfants. Solitude et désespoir d’Admète. Violente dispute avec son père Phérès. Héraklès vient à passer par là. Il est bien accueilli mais on ne lui dit rien. Lorsqu’il apprend par un serviteur ce qui s’est passé, il décide d’aller chercher Alceste aux enfers et il la ramène à son mari.

Alors que les interprètes du chœur sont habituellement désignés comme des vieillards, Jacques Nichet choisit de les faire interpréter par quatre jeunes gens qui chantent par moments en grec sur une musique de Georges Baux. Ils sont la jeunesse émue par cette histoire d’il y a si longtemps. et pour le rôle de Phérès, Gabriel Monnet qui a pris sa retraite dans l’Hérault apporte son immense talent d’acteur et son expérience de pionnier de la décentralisation.

La réception est d’emblée fort bonne. Dans bien des cas, les critiques choisissent de découvrir le spectacle au cours de la tournée. Odile Quirot le voit à Mende : « Le théâtre, lorsqu’il parle ainsi des hommes, des dieux, de la cité avec exigence et talent, à Mende comme ailleurs, tient du mystère, du rituel, de la fête. Le public ne s’y trompe pas : il applaudit bruyamment Euripide.» (Le Nouvel Observateur. 23-29 Décembre1993).

Colette Godard titre : « Alceste en Languedoc-Roussillon » Le Monde 8 décembre 1993 et conclut : « L’opération ne peut pas être renouvelée avec n’importe quelle pièce. Mais elle est une réussite, et démontre, une fois de plus, que les publics exigeants existent partout. » Jean-Pierre Thibaudat évoque longuement la vie culturelle de Ganges et il raconte : « La pièce ainsi lue et représentée prend un sacré coup de jeune, et le public de Ganges ne s’y trompe pas (...) « Ça me rappelle Brioude ! » clamait Gaby Monnet après les chaleureux saluts. Brioude c’est-à-dire l’époque où, dans la région stéphanoise, le jeune Monnet était l’un des acteurs de Jean Dasté à la Comédie de Saint-Étienne qui sillonnait le Massif-Central aux heures pionnières de la décentralisation dramatique. Laquelle, à Ganges, un jeudi soir, retrouva ses marques en des habits neufs. » Libération, samedi 13 novembre 1993. tous ceux qui ont eu l’occasion de participer à une rencontre pendant la tournée se souviennent de l’émotion exprimée par les spectateurs et des discussions enflammées à propos du sacrifice d’Alceste et plus encore sur son silence lors de son retour à la vie, trouvaille géniale de l’auteur.

Pour saluer cette réussite, le spectacle est invité au festival d’Avignon du 12 au 31 juillet 1994. La cabane est installée dans le gymnase du Lycée saint-Joseph. Une longue tournée est organisée en France de janvier à juin 1995.

Écoutons comment Jacques Nichet s’adresse à son public dans le programme de la création en octobre 1993 : « Même si vous ne connaissez rien à ce théâtre, vous en savez assez car vous connaissez les mots essentiels : amour, arrachement, deuil, sacrifice, hospitalité, générosité, miracle. Vous savez déjà tout et c’est vous qui rendrez vie à ce texte qui vous attend dans le silence. Au milieu du tintamarre médiatique et dans l’assourdissement général, il est beau, très beau de croire que des hommes et des femmes vont se réunir, en une étrange veillée, pour écouter un secret. Un secret dit avec des mots d’il y a vingt cinq siècles, des mots soudain plus forts que nos vies si fragiles. est poète celui qui dépasse la mort. »

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DISTRIBUTION

La Mort/Héraklès : Émile Abossolo-M’Bo
Alceste : Tania da Costa
Phérès : Gabriel Monnet
La servante/le serviteur : Samira Sedira
Apollon/Admète : Vincent Winterhalter
Le chœur : Michel Aymard, Frédéric Borie, Benoît Giros et Abdelouahab Sefsaf

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