Focus : décentralisation

Et si on confiait une Maison de la Culture à Picasso, vous pensez qu’elle serait tranquille ?

On touche là au cœur du rêve de Malraux, nourri de l’expérience de la décentralisation théâtrale comme du TNP : l’objectif est bien la diffusion mais le levier en est la création, cette métaphore éminemment religieuse - le « Créateur » de l’ancien régime culturel n’était rien moins que Dieu - qui part du postulat que le meilleur moyen de faire culture est de réunir la société autour des « œuvres ». Celles-ci peuvent être nouvelles, voire innovantes, elles peuvent être surgissement, mais le « musée imaginaire » aussi bien que le répertoire de Dasté, de Vilar ou de Monnet rappellent que les arts de la scène passent nécessairement par un travail de re-création dénommé mise en scène. Comme, par ailleurs, un spectacle sinon total du moins complet ne s’interdit pas de faire appel aux arts plastiques, à la danse, au chant ou à la musique - bientôt à la vidéo - on ne s’étonnera pas que la direction Monnet ait été aussi l’occasion de commander ou d’acquérir, grâce à l’aide de l’État, des œuvres à Estève ou à Calder - comme d’organiser une exposition autour de cet artiste, proposée, entre autres, au public scolaire - ou de développer une politique de création et de diffusion (de Samson François à Duke Ellington) musicales, supervisée par Jean Laisné. On retrouve, par exemple, Charles Brown, directeur de l’École nationale de musique de Bourges, comme compositeur des musiques de scène de deux mises en scène shakespeariennes de Monnet, La Tempête et Timon d’Athènes. Reste, justement, - et Monnet le dit bien dans les entretiens que l’art-pivot sera, comme dans toutes les Maisons ouvertes à partir de 1963, le théâtre. Missionné pour métamorphoser (vocabulaire malracien) l’idée de son ministre en bâtiment et en institution, Émile Biasini l’a raconté - et d’abord au signataire de ces lignes - : quand ce grand commis de l’État explora les différents milieux artistiques il découvrit avec tristesse l’indifférence des musiciens et avec enthousiasme le dynamisme des gens de théâtre. Rien d’étonnant à cela, et Monnet s’en explique ici - : le travail des centres dramatiques, lui-même héritier des premières « jeunes compagnies » des années 30, avait déjà testé les principes et les techniques de l’action culturelle.

À partir de là, on laissera à d’autres - à celui ou à celle qui aura la bonne idée de se lancer dans une biographie totale de Gabriel Monnet - le soin d’analyser les constantes, les variantes et les bifurcations de cette sorte d’oeuvre en second qui, par rapport à celle d’un auteur dramatique, est celle d’un metteur en scène. En se concentrant sur la période berruyère, soit treize mises en scène en huit saisons, on obtient un ensemble où prédominent ce qu’on pourrait appeler les classiques anciens (trois Shakespeare, trois Molière) et les classiques modernes (Gogol, Tchékov, Pirandello), conformément à la logique conjointe de l’éducation populaire et de Malraux - double logique qui s’effritera par la suite - mais ce qui frappe les observateurs de l’époque tient plutôt à sa capacité à s’affronter à la création contemporaine quand il monte Michel Arnaud ou Audiberti, Pierre Halet ou Alan seymour. Inutile d’insister sur le fait que Monnet ne fait pas partie de la vague montante des metteurs en scène qui montent leurs propres textes.

Encore ne s’agit-il là que des mises en scène signées de lui. Beaucoup d’autres spectacles seront créés au sein de la Maison-Pierre Halet verra au total quatre de ses pièces créées entre 1963 et 1968, une seule par Monnet - . Au cours de ses six premières saisons, elle peut s’enorgueillir d’avoir proposé à un public qui, jusqu’en 1961, ne disposait que d’un théâtre municipal assez pâle et sans moyens, plus de quatre - dix représentations par saison, pour un total de deux cent cinquante mille entrées. 68 brisera net une initiative ambitieuse, aujourd’hui totalement oubliée, le Festival du théâtre des provinces - on voit que le « mot hideux de province » stigmatisé par Malraux et qui, en effet, a fini par sombrer, est ici brandi avec fierté -. Développé sur cinq saisons - la dernière se situera en avril 1968 - ce premier « printemps de Bourges », mais voué ici au théâtre, aurait sans doute permis l’enracinement d’un événement de référence, complémentaire du grand festival national, l’été en Avignon - dont il se présente explicitement comme le « prélude » « une étape dans le temps et dans l’espoir » - et des deux grands festivals internationaux, aujourd’hui eux aussi disparus, le théâtre des nations et le Festival de théâtre universitaire de Nancy. Né en 1964, soit un après celui de Nancy, le Festival de Bourges eut le temps d’accueillir, aux côtés des ténors de la deuxième génération de la décentralisation théâtrale, contemporains de Monnet, les étoiles montantes de la troisième, dénommées Antoine Vitez ou Patrice Chéreau. Avant de disparaître il avait aussi eu le temps de prendre la forme de plus que tout cela : d’une sorte d’université de printemps des « directeurs des Maisons de la culture, Centre dramatiques nationaux et troupes permanentes » (cinq colloques, de 1964 à 1968) qui aurait, en se pérennisant, fait de Séraucourt le chef-lieu du théâtre public français.

Une formule de l’époque Monnet résume bien la conception que lui-même, et sans doute derrière lui tous les responsables du théâtre en question, se faisaient de leur mission : « Comédiens dans la cité ». Ce qui allait de soi dans le discours convenu d’une association de la loi de 1901 pouvait rester lettre morte dès lors que le nouveau mot d’ordre de la fin de la période Malraux était (Roger Planchon, Rencontres d’Avignon, 1967) la liquidation des « conseils de notables dirigeant les maisons de la culture », donc de « la loi de 1901 », en vertu du mot d’ordre resté célèbre : « Les créateurs ne veulent plus la liberté, ils veulent le pouvoir. » Le modèle associatif, par-delà ses limites intrinsèques - que Monnet, le premier, pouvaient toucher du doigt -, avait donc à se battre sur deux fronts, contre une certaine droite qui se méfiait de ce « peuple » incontrôlable et contre une certaine gauche qui délégitimait comme réformiste, voire mystificateur, ce fonctionnement d’esprit co-gestionnaire. Monnet, dans l’entretien, recherche visiblement, avec le recul de l’échec gauchiste et de la victoire, en effet, du créateurisme, une position intermédiaire. Mais quand il revient sur ce qu’a été sa direction berruyère et quand, ce que je commençais à faire en préparant l’exposition, je regardais de plus près son bilan, ce qui sautait aux yeux c’était, en effet, son imagination médiatrice. D’où les multiples déclinaisons du lien avec les établissements scolaires ou les syndicats, l’École de musique de Brown ou l’École des Beaux-arts d’Henri Malvaux, les musées dirigés par Jean Favière ou les archives départementales par Jean-Yves Ribault*, les ciné-clubs ou - moment très daté mais capital-les télé-clubs, d’où la visibilité donnée à telle conférence de Max-Pol Fouchet ou à telle exposition organisée par Jean Goldman, qui ouvre la programmation de la Maison sur le grand large de la création graphique et plastique étrangère.

Extrait de la préface de La Belle Saison 1960-1969/Gabriel Monnet à Bourges, Pascal Ory

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* À qui l’on doit ce qui me semble être la meilleure synthèse sur l’histoire berruyère longue de la Maison, d’Avaricum à 1993 ( « trente ans après », Maison de la culture, 1993 ), audacieusement résumée en « éloge d’une maison de rendez-vous »...

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