Focus : décentralisation

Entretien avec Jean Varela, directeur du Printemps des Comédiens :

Jean Varela, vous êtes directeur du Printemps des Comédiens depuis 2011, avec une approche des relations aux artistes et aux publics très empreinte de la vision de la décentralisation. Comment a débuté votre histoire avec ce mouvement en Occitanie ?

Pendant ma dernière année à l’école d’art dramatique de Montpellier, j’ai décidé de monter une compagnie et j’ai fait le tour des communes à la rencontre des maires sur les cinq départements de l’ancienne région Languedoc-Roussillon pour diffuser notre production en cours, un projet porté par de jeunes comédiens formés dans cette nouvelle école. Nous avons réussi à mettre en place une tournée de plus de cinquante dates dans la région, et cette aventure extraordinaire - qui nous menait de ville en ville et de village en village, avec une véritable vie de troupe - m’a donné l’occasion de rencontrer plusieurs maires qui avaient la volonté, dans ces années 87-88, donc juste après les deuxièmes lois de la décentralisation, de mettre en place des saisons culturelles dans leurs communes de taille moyenne. L’aventure a malheureusement tourné court pour des raisons économiques. et à ce moment-là, le maire de Sigean, une commune de 4 000 habitants, disposant d’infrastructures touristiques, de comités d’entreprises d’envergure nationale, m’a proposé de mettre en place une politique culturelle ambitieuse en redéployant une partie du budget alors appelé « animation estivale » sur une politique théâtrale de création à l’année. Il y avait (et il y a toujours) sur cette commune un grand centre d’art contemporain privé créé par le peintre Piet Moget ; il y avait aussi dans une commune voisine un très grand atelier de sérigraphie, l’un des meilleurs de France... Fort de cette volonté politique, le contexte était donc très favorable à un développement de la création contemporaine.

J’ai invité le metteur en scène Jean-Marc Bourg, intervenant à l’école d’art dramatique de Montpellier, à venir en résidence avec des étudiants à Sigean et nous avons alors lancé un programme de résidences d’écriture et de création sur cette commune. Puis nous avons organisé un grand festival de création, avec Christian Pinaud, éclairagiste, qui a fait émerger certaines compagnies qui font aujourd’hui le vivier théâtral de la région, telles celles de Dag Jeanneret, Julien Bouffier, Jacques Allaire, etc.

C’est aux côtés de ce maire que j’ai appris tout ce qui a trait aux relations institutionnelles, avec la DRAC, le Ministère de la Culture, la Région, les maires, et la façon dont on bâtissait une ambition forte en matière théâtrale, ce qui m’intéressait d’autant plus que j’avais reçu à l’école l’enseignement de Gabriel Monnet, qui nous avait fait découvrir l’aventure des pionniers de la décentralisation.

Quelles idées, quel regard vous ont inspirés la trajectoire et l’enseignement de Gabriel Monnet, pionnier de la décentralisation ?

Gabriel Monnet m’a insufflé l’idée que, quel que soit l’endroit où l’on est, à partir du moment où l’on a une véritable exigence artistique, et qu’on œuvre par tous les moyens à la faire partager au plus grand nombre, on peut déployer ces politiques de création. En réalité, on peut tout faire partager. L’aventure de Sigean est passionnante et éloquente de ce point de vue, au sens où nous étions totalement immergés et impliqués dans la vie de la commune-artistes, techniciens, étudiants, etc. Le café du village était devenu le point de ralliement, de rendez-vous, de réunions, de rencontres entres tous les protagonistes, l’endroit duquel nous téléphonions.

Daniel Lemahieu, que nous avions invité en résidence d’écriture, avait su créer des relations puissantes avec les habitants du village ; par ailleurs, le Maire étant très investi à nos côtés, il y avait donc à l’égard de notre travail, bien plus qu’une acceptation, une très forte demande des habitants. C’est ainsi que nous avons pu aller jusqu’à créer des spectacles dans des maisons, tout en mettant en place une valorisation du patrimoine, en créant notamment un théâtre de plein air sous les remparts datant de 600 ans avant J.-C. Pour ce faire, nous avons mis en relation les structures actives du territoire, de lieux d’art en maisons d’édition, mais aussi les associations d’éducation populaire - Maisons de la jeunesse et de la culture, cinémas, etc.

Que retenez-vous des débuts de ce parcours et comment, selon vous, cette expérience nourrit-elle aujourd’hui vos fonctions de direction d’un festival?

J’en retiens que c’est un combat permanent. Au moment même où le succès public grandissait s’est opérée une rupture, pour des raisons vraisemblablement politiques, et nous sommes partis. Cela rejoint l’aventure de Monnet qui est parti de la sorte à Bourges... Ce n’est jamais acquis.

Ce travail des premières années de ma vie professionnelle et tout ce que j’ai appris sur ce territoire a guidé l’ensemble des aventures et des directions que j’ai assumées par la suite. Toujours essayer de développer dans les équipes de travail un esprit de troupe, où le collectif prime sur une hiérarchie, et où le plateau constitue le centre permanent de nos préoccupations, de nos réflexions et de notre engagement communs. Le plateau d’abord. Nous sommes là parce qu’il y a les artistes et parce qu’il y a les œuvres : c’est le substrat, le foyer de notre maison. Nos maisons s’articulent autour d’un plateau comme autour d’une cuisine, car c’est là qu’on y « fabrique ». Après, nous tous devons trouver les moyens de faire partager ce qui se fabrique au plateau par le plus grand nombre. Par ailleurs, il s’agit de mettre ce plateau et ce qui s’y passe dans une perspective historique : d’où viennent les œuvres ? Quelles sont leurs chambres de résonance dans une historicité de la dramaturgie théâtrale ? Comment les œuvres contemporaines percutent-elles les œuvres du patrimoine et réciproquement ? Comment placer chacune, chacun, en permanence, dans cette conscience d’un grand mouvement ? Le rôle de nos métiers réside précisément à cet endroit : donner cette conscience en partage, en évitant absolument, notamment pour les festivals, d’en faire des endroits de consommation et de consensus, mais au contraire, en en faisant des endroits d’émancipation, de partage, de conscience que, bien sûr nous sommes de passage, mais quand nous sommes là, nous sommes le point de rencontre d’une histoire immense et d’aujourd’hui.

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Propos recueillis par Mélanie Drouère, septembre 2021.