Focus : décentralisation

On se souvient généralement de Jean Deschamps pour son rôle de Charles de Vallois dans Les Rois Maudits, l’une des premières séries télévisées françaises, réalisée par Claude Barma et diffusée en 1972. Mais peu savent que Deschamps est un pionnier de la décentralisation théâtrale dans le Sud-Ouest et qu’il a dédié sa carrière à faire connaître l’art dramatique au plus grand nombre.

Deschamps est né en 1920 à Strenquels, un petit village du Quercy, et sa langue maternelle est l’occitan. Pour les Fêtes du centenaire de Mireio en 1960, il met en scène le poème de Frédéric Mistral en provençal dans les ruines romaines de Glanum, à saint-Rémy-de-Provence. Cette célébration est un parfait exemple de la manière dont Deschamps conçoit un festival. Pour lui, il s’agit de créer « une osmose entre trois éléments : un monument, un répertoire et une population* ». Certainement inspiré par Jean Vilar avec qui il joue dans la Cour d’honneur du palais des papes à Avignon après avoir intégré la troupe permanente du théâtre National Populaire (TNP), il fait résonner de grandes œuvres littéraires avec les monuments historiques exceptionnels qui les accueillent et devient l’un des précurseurs du théâtre in situ.

Après un rapide passage à la Comédie-Française, Deschamps prend la direction du festival de la Cité de Carcassonne en 1957 et en fait rapidement le deuxième festival de théâtre de France, après Avignon, en termes de popularité et de fréquentation. Contrairement à Vilar, qui veillait à ne pas éclairer le mur de la Cour d’honneur car il considérait que l’Histoire y était « trop présente** », Deschamps met en pleine lumière les remparts et les tours médiévales qui encadrent la scène du Grand théâtre de la Cité de Carcassonne, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1997. Là, il développe sa conception d’un lieu théâtral où s’établit un dialogue entre monuments chargés d’histoire et spectacles vivants, fugaces par nature.

Amateur de nouvelles technologies et souhaitant faire connaître son festival, Deschamps initie en 1960 un projet collaboratif avec l’Office de Radio-télévision Française (ORTF) et Claude Barma qui réalise Hamlet, la première pièce de théâtre en plein air diffusée en direct à la télévision française. Le chef- d’œuvre de Shakespeare trouve un cadre parfait puisque l’action dramatique de la pièce correspond à la date de construction de la Cité médiévale. Deschamps partage ainsi avec les téléspectateurs la spécificité du festival de Carcassonne, fondé sur le dialogue des patrimoines matériel et immatériel. Le succès est immédiat et les retombées de cette « opération de prestige*** » sont évidentes : l’année suivante, le nombre de nouveaux spectateurs au festival de la Cité est multiplié par deux.

Cette notoriété lui permet dès lors de développer tout un réseau de festivals de théâtre in situ autour de la Méditerranée : à Montauban sur la place Nationale, à Cahors devant la tour des pendus, à Collioure devant le château comtal, à Perpignan devant le château des rois de Majorque, à Béziers dans les arènes, devant la citadelle médiévale de Sisteron et dans les ruines de Glanum à saint-Rémy de Provence. Féru d’architecture, Deschamps est aussi à l’origine de la rénovation des théâtres antiques d’Arles et de Fréjus, ainsi que de la construction du théâtre de la Mer à Sète, qu’il aménage sur les ruines de l’ancien fort saint-Pierre bâti au début du XVIIIe siècle. Ces travaux lui vaudront, à juste titre, le surnom de « bâtisseur ».

Fort du succès de ses festivals, Deschamps se voit confier la création du premier Centre Dramatique National (CDN) du Languedoc-Roussillon en 1968. Cinq ans plus tard, il est nommé Inspecteur Général des Festivals de France pour le ministère de la Culture. Il rédige L’Acte Festival, une étude visant à créer une interface de coordination entre le ministère, les collectivités territoriales et les professionnels de la culture. En 1975, son contrat de directeur de CDN n’est pas renouvelé par le nouveau ministre de la Culture Michel Guy. Les directeurs qui lui succèdent à la tête du CDN à partir de 1975 l’installent successivement à Béziers puis à Grammont où il devient le Théâtre des 13 vents que nous connaissons aujourd’hui.

En 1966, Deschamps propose au Conseil général de l’Hérault, avec l’appui du préfet Jacques Pélissier, un projet de création d’un théâtre de plein air à Montpellier dans le parc du Domaine d’Ô. L’architecte en Chef des Monuments Historiques, Michel Hermite, réalise un plan de transformation du bassin d’Ô en théâtre à ciel ouvert susceptible d’être mis en fonction à partir de 1969. Bien que le projet n’ait jamais abouti, on constate que Deschamps a été le premier à avoir l’intuition que ce lieu pouvait devenir un formidable lieu de théâtre. Dès la première année du Printemps des Comédiens en 1987, le projet se concrétise et le bassin d’Ô devient un espace scénique modulable capable de s’adapter aux spectacles qu’il accueille.

Deschamps a été une pierre d’angle du théâtre montpelliérain et plus largement de la décentralisation théâtrale en Occitanie. en 2006, le Grand théâtre de la Cité est rebaptisé théâtre Jean Deschamps en hommage à ce grand acteur culturel qui tire sa dernière révérence juste un an plus tard.

Grandmercé Joan !

* Jean Deschamps, cité dans le catalogue de l’exposition : Jean Deschamps au Festival de la Cité : Vingt ans de Création à Carcassonne, Archives Départementales de l’Aude, Carcassonne, Conseil Général de l’Aude, 2012, pp. 57-58.
** Jean Vilar, « Un lieu théâtral : Avignon », dans Le Lieu théâtral dans la société moderne, Denis Bablet et Jean Jacquot (dir.), édition du CNRs, Paris, 1969 [1963], pp.153.
*** L’expression est de Jean Deschamps : Fonds Jean Deschamps, Archives Départementales de l’Aude : 125J584.

__

Jean Vivier
Doctorant à l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR 5186 CNRS/Université Paul-Valéry Montpellier 3).

À découvrir