Jean-François Sivadier - Un ennemi du peuple

Un Ennemi du peuple est une pièce qui paraît d’actualité, puisqu’il y est question de pollution des eaux thermales d’une petite cité côtière du sud de la Norvège et de la crise écologique qui en résulte dans la collectivité. Henrik Ibsen imagine et rédige son texte loin de son pays, à Rome et à Gossensass (Tyrol). Il est particulièrement fâché des attaques portées la saison précédente contre son ouvrage Les Revenants, où il met à jour la question de l’hérédité et de la transmission des maladies sexuelles dans la classe dominante. Échec en librairie et représentations interdites un peu partout.

En 1882, il invente donc une dramaturgie de combat, solidement construite sur des bases réalistes et qui bouscule le public de façon percutante et par moments farcesque. Publication à Copenhague chez Gyldendal Boghandel, création au Christiana Theater le 13 janvier 1883. Ibsen parle avec humour de son personnage principal qui lui permet tous les excès :

" Le docteur Stockmann et moi même avons fait très bon ménage ; sur beaucoup de points nous sommes pleinement d’accord, mais le docteur est un esprit plus bouillonnant que moi, il présente en outre diverses particularités qui font qu’on accepte de sa bouche toutes sortes de propos qui n’auraient pas été si facilement acceptés si je les avais moi-même tenus. " (notice Pléiade p.1823 )

En histoire du théâtre, la rencontre entre Un Ennemi du peuple, joué sous le titre de Docteur Stockmann, et le Théâtre Artistique de Moscou est une date importante. Les répétitions commencent à la mi-mai, avec d’autres productions, et la première a lieu le 24 octobre 1900. Pour le décor, Simov accomplit des prouesses pour donner la sensation du réel et multiplier les zones de jeu et les effets d’éclairage. La presse salue en souriant le dispositif du premier et du deuxième acte : l’appartement entier de Tomas Stockmann médecin des Bains, tout en profondeur avec des séquences de jeu au lointain, pour créer une ambiance familiale et une abondance d’objets, de chaises, de tables, de livres soigneusement choisis.

L’acte III est situé dans la rédaction du journal Le Messager du peuple avec Hovstad, rédacteur en chef, et Aslaksen, imprimeur, tous deux impatients de publier les résultats des analyses des eaux mais qui changent d’avis sous l’influence de Peter Stockmann, frère aîné, Bourgmestre, Préfet de police, et président du comité d’administration des Bains.

L’acte IV se déroule dans une grande salle chez le capitaine Horster avec une estrade face au public pour les orateurs et un auditoire nombreux qui va et vient. C’est là que tout bascule.

À l’acte V, on est dans le bureau du Docteur en grand désordre ; toutes les vitres sont brisées. Le metteur en scène Constantin Stanislavski a particulièrement travaillé avec ses assistants la séquence de la réunion publique pour constituer une foule diversifiée. Le Cahier de régie com - porte des notes nombreuses pour distinguer les partisans, les neutres et les hostiles, et pour manifester la montée d’une colère de plus en plus forte. Le docteur provoque : « Il est grandiose au milieu de la foule menaçante. Il la pousse maintenant à la fureur complète. » Sa fille Petra sanglote sur l’épaule de Mme Stockmann, ses fils Eilif et Morten pleurent d’humiliation. Quand la foule hurle de joie en le désignant comme « Ennemi du peuple », il reste un instant figé. Et il faut s’y prendre à plusieurs reprises pour lui trouver une sortie et l’extraire de la salle. On peut imaginer un public secoué, étonné, ou tenté de participer comme si la frontière scène /salle était abolie. Stanislavski a connu un succès considérable dans ce rôle du Docteur. Dans son livre de souvenirs, Ma vie dans l’art, paru d’abord en 1924 en anglais puis en 1926 en russe, ce méticuleux comédien note que la composition de ce personnage a été facile :

" Dès la première lecture, je compris la pièce, entrai immédiatement dans la peau du personnage et dès la première répétition jouai vraiment mon rôle. Manifestement, la vie elle même s’était souciée en temps voulu d’accomplir en moi tout le travail préparatoire à la création et de stocker souvenirs, impressions vécues et autres matériaux spirituels indispensables ayant avec le rôle une quelconque analogie. Dans mon travail d’acteur comme dans mon travail de metteur en scène, je suivis à l’origine pour ce rôle et cette pièce la ligne de l’intuition et du sentiment; mais bien que telle fut mon orientation de départ, il n’empêcha que la pièce, le rôle et la mise en scène prirent une autre direction, de plus grande envergure : ils prirent une signification et une coloration politico-sociales. "

Il existe une petite statuette de Stanislavski dans le rôle de Stockmann due à l’artiste Séraphin Sudbinin, qui travaillait alors au Théâtre Artistique. La composition du rôle y est comme saisie sur le vif. En l’observant, on devine aisément des jeux de physionomie avec la barbiche et ces grosses lunettes de myope. On voit la courbure du dos qui amincit et fragilise la silhouette et donne l’impression que l’interprète est plus petit. Les mains, index et majeur pointés, sont en mouvement. Les jambes piétinent sur place. Un instant de théâtre, pour toujours…

Au dernier acte, le docteur Stockmann remettant de l’ordre dans son appartement trouve le pantalon qu’il portait la veille ; il est déchiré. Stockmann déclare : « il ne faut jamais mettre son meilleur pantalon quand on va se battre pour la liberté et la vérité. » Lors d’une reprise en mars 1901, dans un contexte de manifestation violemment réprimée, ces mots provoquèrent une telle tempête de cris, de slogans et d’applaudissements qu’il fallut interrompre la représentation. « Des spectateurs se dressèrent et se précipitèrent vers la rampe en me tendant les bras. » Et Stanislavski de se mettre à distance : «Pour nous, Stockmann n’était ni un homme politique ni un orateur de meeting, mais seulement un homme honnête, juste, idéaliste, un ami de sa patrie et du peuple…» Mais les circonstances étaient telles en Russie à ce moment-là que le public, faisant partie principalement de l’intelligentsia, voulu voir en lui un porte-parole, un éclaireur exemplaire.

En France, les premières mises en scène des pièces d’Ibsen sont dues à Lugné-Poe, lié au mouvement symboliste. À partir de 1892, il monte neuf de ses pièces dans un registre mystérieux. À son tour, Georges Pitoëff présente sept pièces entre 1915 et 1939. Il termine par Un Ennemi du peuple. À cette date, proche de la guerre, les passages les plus extravagants des discours du Docteur pendant l’acte IV sont inquiétants. Malgré son état de santé fragile à la suite d’un infarctus, Pitoëff s’obstine à vouloir jouer le rôle écrasant du Docteur Stockmann. Il souligne le caractère enfantin du personnage et insiste sur sa détermination à lutter. Dans un dispositif scénique simplifié, fait de quelques rideaux et praticables, en costumes contemporains, il raconte cette lutte : « Après le quatre, Stockmann ne voit qu’une solution : fuir. Mais quand au cinquième acte, il mesure toute la profondeur de la lâcheté humaine, il reste. Pareil à Hamlet, il veut «purifier la société », « remettre les choses en ordre ». La première a lieu le 18 mai 1939 au Théâtre des Mathurins. Vif succès. « Le théâtre tremble sous les applaudissements. Et la critique sera peut-être la plus chaleureuse qu’ait jamais eu Pitoëff. Cette fois, il a conquis les plus réticents. Vous voyez, dit Pitoëff, vous vous affoliez. Cela a très bien marché. Je voulais monter Un Ennemi du peuple. Le reste n’a plus d’importance. »

Il joue une quinzaine de fois puis arrête, épuisé. En août, il rejoint sa famille près de Genève. Le 3 septembre, c’est la déclaration de guerre. Il meurt le 17 septembre 1939, à l’âge de 55 ans. Pendant les dix-sept ans passés à Paris, il a mis en scène 101 pièces et interprété 95 rôles. À la recherche de l’instant décisif… Et voilà qu’aujourd’hui Jean-François Sivadier nous interpelle avec cette pièce venue du dix-neuvième siècle. « Dégagé de tout symbole, de toute complexité psychologique, Un Ennemi du peuple est un texte à part dans l’œuvre d’Ibsen. Pour la première fois, l’auteur fait de son théâtre une tribune, regarde son public dans les yeux, à peine masqué derrière sa créature et jouissant du plaisir de la laisser franchir la limite de ce qu’il est possible de dire sur une scène. Stockmann est une fiction, Ibsen pourra toujours dire qu’il n’est que son auteur. » Ce spectacle effervescent est un moment de partage, comme un retour aux sources…

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Ouvrages de référence :

Ibsen, Théâtre, textes traduits, présentés et annotés par Régis Boyer, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2006.
Claudine Amiard-Chevrel, Le Théâtre Artistique de Moscou (1898-1917), Paris, éditions du CNRS, 1979, p. 208-213, fig 30, 31, 32, 33.
Constantin Stanislavski, Ma vie dans l’art, Lausanne, L’Age d’homme, 1980, p. 314-318.
Jacqueline Jomaron, Georges Pitoëff, metteur en scène, Lausanne, L’Age d’homme, 1979, p. 76-80, p. 198-204.

Georges Slowick
Comédien

Georges Slowick découvre le théâtre à 18 ans, en intégrant une compagnie amateure avec laquelle il participera à plusieurs spectacles. En parallèle il suit un cursus à l’université d’Artois en Arts du spectacle et au conservatoire d’art dramatique d’Arras. A 21 ans il part vivre à Séville, et rentre en quatrième année à l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique. A 24 ans il rentre à l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre National de Bretagne. Il participe en 2014 à la création collective du film Jeunesse(s). Il joue dans le film Apnée de J.C Meurisse sélectionné à Cannes. Il joue en 2015 dans le spectacle d’Eric Lacascade, Constellations, puis en 2017 dans Les Bas-fonds. Il cofonde avec 7 autres comédien.nes le collectif Bajour, avec lequel ils créeront en 2015 Un Homme Qui Fume C’est Plus Sain, en 2018 Départs, en 2018 Cendres et le film Me voici, puis en 2020-21 L’île et A l’ouest.