Printemps des Collégiens : Shakespeare et citoyenneté

« Shakespeare et citoyenneté » est un programme de recherche collaborative co-porté par l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR 5186 CNRS / Université Paul-Valéry Montpellier 3) et le Printemps des comédiens. Liés par une convention de partenariat de recherche depuis mars 2015 et un accord-cadre avec le Ministère de la Culture et le CNRS depuis janvier 2021, l’IRCL et le Printemps ont pour partenaires six collèges de Montpellier. Implantés dans des quartiers différents, ces établissements composent une palette de profils variés, des collèges de centre-ville aux collèges REP+, en passant par les sections internationales. Des élèves qui n’ont pas l’occasion de se rencontrer se retrouvent ainsi pour participer à la construction d’un projet commun. Le programme bénéficie du soutien du Conseil départemental de l’Hérault et de la Métropole Montpellier Méditerranée.

ENJEUX

« Shakespeare et citoyenneté » est né en 2016 d’un double contexte. L’année marquait le quadricentenaire de la disparition de Shakespeare et l’IRCL a saisi l’occasion de faire sortir les études shakespeariennes des murs du laboratoire pour s’adresser, entre autres, aux jeunes Héraultais et leur faire découvrir cet auteur du patrimoine culturel. L’année précédente avait été jalonnée d’attentats dévastateurs en France et un grand débat national sur la citoyenneté s’en était suivi. Il s’agissait donc de proposer aux collégiens une approche de la citoyenneté différente et complémentaire de celle mise en œuvre dans les cours d’Éducation morale et civique : faire l’expérience des valeurs attachées à la citoyenneté par la pratique du théâtre. Le projet met ainsi en exergue la civilité, soit la reconnaissance, l’acceptation et le respect de l’autre ; le civisme, ou les droits et devoirs de l’individu envers la société ; la solidarité, qui consiste à construire un projet commun sans lequel il ne peut y avoir de société.

Art du dialogue conventionnellement, le théâtre apparaît comme un médium approprié pour éprouver ces valeurs citoyennes. Sur la scène comme dans la salle, il se fonde sur une pratique collective. Il naît de la collaboration de différents corps de métiers et s’actualise dans la rencontre avec une communauté de spectateurs. Jouer un rôle demande de se rendre suffisamment étranger à soi-même pour accueillir l’autre. La pratique théâtrale ouvre donc, au-delà de la scène, lors du retour à la vie sociale, la possibilité d’une empathie. De même, on n’est pas spectateur tout seul. Jean-Pierre Sarrazac, professeur en études théâtrales, définit ainsi le spectateur à la jonction de l’individuel et du collectif, comme celui qui comprend le spectacle avec son histoire, son intelligence et sa sensibilité propres, et qui est compris dans une assemblée qui influence forcément, d’une manière ou d’une autre, le processus de réception.

Mais pourquoi Shakespeare? Il peut paraître paradoxal a priori de travailler sur la citoyenneté à partir du théâtre élisabéthain qui n’avait pas droit de cité et a dû se construire hors des murs du Londres médiéval, dans les banlieues où étaient déjà relégués prisons, maisons de prostitution et asiles d’aliénés. Pourquoi faire le choix de la difficulté en appuyant la pratique théâtrale sur l’œuvre, réputée exigeante, d’un dramaturge britannique des XVIe et XVIIe siècles ? tous les collégiens qui participent au projet se confrontent sans exception à l’exigence de ce théâtre d’art, qui relève de ce que Pierre Bourdieu nomme le « capital culturel » et qu’il est de notre devoir de chercheurs et d’enseignants-chercheurs de transmettre pour garantir l’égalité des chances. Il s’agit également d’un théâtre de questionnement : les pièces de Shakespeare posent des problèmes et proposent des éclairages multiples, sans jamais imposer de réponse dogmatique. Elles appellent donc au débat, socle de la démocratie. Enfin, Shakespeare est un auteur de théâtre populaire au sens où le définit Roland Barthes : « un théâtre qui fait confiance à l’homme ». Art de l’espace vide, le théâtre de Shakespeare mise sur un spectateur engagé, participant, qui co-construit le spectacle par son imagination. Ce rapport au spectateur fondé sur la confiance et la collaboration, qui mise sur sa curiosité et sa créativité, fait du théâtre de Shakespeare un art inclusif, qui s’adresse à tous. En ce sens, Shakespeare s’avère un excellent vecteur de citoyenneté.

DISPOSITIFS

La mise en œuvre de ce projet repose sur un dialogue constant entre les équipes pédagogiques pluridisciplinaires, formées d’enseignants d’anglais, de lettres, d’histoire-géographie et d’éducation morale et civique ; une équipe de l’IRCL composée d’un enseignant-chercheur, de deux ingénieurs de recherche et tout récemment augmentée d’une doctorante en contrat CIFRe sous la double tutelle de l’IRCL et du Printemps ; et les comédiens intervenant en collège. Chaque classe travaille sur une pièce de Shakespeare de son choix, l’adapte et la joue lors de la journée de restitution programmée durant le Printemps des comédiens au mois de juin, véritable festival dans le festival. Les spectacles sont accompagnés par l’équipe technique du Printemps et les collégiens se produisent devant les autres classes, les personnels du festival, et leurs familles ainsi associées à « Shakespeare et citoyenneté » par effet de capillarité.

Parallèlement aux ateliers de pratique artistique, les élèves participent à une école du spectateur et se rendent au théâtre collectivement plusieurs fois dans l’année. La journée de restitution des travaux au Printemps des comédiens s’achève par un spectacle du festival que tous les participants au programme, élèves, enseignants, chercheurs et comédiens vont voir ensemble. Au-delà de la pratique artistique, que peu de collégiens poursuivront à l’issue du projet, le projet vise à accompagner les élèves dans leur découverte des lieux de spectacle, des codes de la représentation et de sa réception, afin qu’ils se familiarisent progressivement avec la pratique culturelle de spectateur.

Ces dispositifs visent à élargir les horizons des collégiens au-delà, entre autres, de toute assignation sociale. Le lancement officiel du projet a lieu chaque année à l’IRCL, sur le campus de l’Université Paul-Valéry, afin que les cent cinquante collégiens de 4e et 3e découvrent concrètement les métiers et les outils de la recherche. Plus tard, ils sont reçus dans les locaux de l’équipe du Printemps des comédiens pour découvrir les coulisses et les métiers du théâtre, de la technique aux professions artistiques en passant par la médiation culturelle.

Enfin, un stage annuel de transmission pratique et théorique du théâtre de Shakespeare a été mis en place conjointement par l’IRCL et le festival, dans l’optique d’autonomiser progressivement les enseignants et les comédiens, et d’assurer la continuité du projet, quelle qu’en soit la forme, au-delà de l’accord-cadre qui court jusqu’en 2025.

DE LA MÉDIATION À LA RECHERCHE COLLABORATIVE

S’il s’agissait pour l’IRCL en 2016 de faire sortir la recherche en études shakespeariennes des murs du laboratoire, la démarche a conduit à confronter la théorie sur le théâtre populaire et citoyen de Shakespeare à la pratique. Le théâtre est-il encore populaire aujourd’hui ? De quel théâtre populaire parle-t-on, quatre cents ans après la mort de Shakespeare ? Les chercheurs de l’IRCL qui travaillent sur les dynamiques contemporaines des héritages, voient le théâtre de Shakespeare et ses contemporains représenté dans des conditions qui n’ont généralement plus rien à voir avec celles des théâtres publics élisabéthains, où les pièces se donnaient en plein jour, devant des spectateurs debout, qui n’étaient tenus par aucun pacte de silence. Confronter nos corpus de recherche à de jeunes publics inexpérimentés mais curieux, réactifs, voire remuants, qui ne maîtrisent pas les codes de la représentation contemporaine, s’avère source de nouveaux questionnements et de nouvelles pistes à explorer. L’équipe de l’IRCL vient d’intégrer le Réseau thématique Pluridisciplinaire « Recherches autour des questions d’éducation » du CNRs.

* Cet article a été publié dans La Lettre de l’InsHs n°72 (juillet 2021), p. 4-6.
** Jean-Pierre sarrazac, « Le spectateur, c’est celui qui comprend », in La Position de spectateur aujourd’hui dans la société et dans le théâtre, revue Du théâtre, hors-série n°5 (mars 1996), p. 17-23. 3 Roland Barthes, « Pour une définition du théâtre populaire », 1954, Œuvres complètes, éd. Éric Marty, vol. 1, Paris, Le seuil, 1993, p. 431.

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Florence March
Professeur de Théâtre britannique des XVIe et XVIIe siècles et directrice de l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (CNRS / Université Paul Valéry - Montpellier 3).

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