Entretien avec Marina Otero - Kill Me
Première internationale

Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Printemps des Comédiens et La Chartreuse, centre national des écritures du spectacle, mai 2024

Marina Otero, votre nouvelle œuvre vient fermer un triptyque, dont le premier volet, Fuck me, un grand format, a fait le tour du monde, et le second, Love me, un solo accueilli par le Printemps des Comédiens l’an dernier, est beaucoup plus intime. En quoi s’agit-il d’une seule et même réflexion ?

Kill me complète en effet cette trilogie mais aussi, et surtout, les trois pièces participent du projet plus global Recordar para vivir (Se rappeler pour vivre). Cela signifie que cette aventure ne s'arrêtera pas là et que cette clôture est une ouverture, au sens où elle engendrera vraisemblablement une nouvelle étape, dont je ne sais pas encore exactement ce qu'elle sera.

Relativement aux deux œuvres précédentes, la particularité de Kill me est qu’elle rend possible un espace pour d'autres voix, d'autres histoires, qui sont liées à la mienne. Des trois œuvres, Kill Me est celle dont je suis le plus “extérieure” et, paradoxalement, celle où je m'expose le plus.

Comment définissez-vous ce projet d’entrelacs entre vie et œuvre que vous intitulez Recordar para vivir, et quelle est son l’origine ? L’avez-vous envisagé dès le début de votre parcours d’artiste ou s’est-il construit ou étoffé au fil de votre travail ?

Le projet Recordar para vivir est né d'une obsession que j'ai depuis mon plus jeune âge. Quand j'étais enfant, j'écrivais des journaux à l’attention de la “Marina du futur”. De même, à l'âge de 15 ans, j'ai écrit une lettre à mon cousin nouveau-né, que j'ai remise à sa mère en lui faisant promettre de la lui donner lorsque lui aussi aurait 15 ans - elle ne l'a malheureusement jamais fait, la lettre a été perdue. Lorsque j'ai réalisé ma première œuvre, Andrea, en 2012, je pensais me lancer dans une proposition de différentes esquisses, tels des alter ego de moi-même au fil du temps, mais à l'époque, ce n'était pas très clair pour moi. Quelques années plus tard, en réalisant ma deuxième œuvre, Remember 30 years to live 65 minutes, j'ai eu l'idée de dérouler ce projet jusqu'à ma mort. Je ne savais pas alors s'il s'agissait d'une idée fantaisiste ou de quelque chose qui se concrétiserait réellement. Puis, au fil des ans, j'ai pris conscience que c'était un engagement que j'avais contractualisé avec la vie. Je travaille avec mon propre corps parce que c'est le seul avec lequel je peux m'engager jusqu'à la mort, un engagement lié à mon obsession du temps qui passe. 

Comment ressentez-vous précisément ce rapport au temps qui s’écoule, en tant qu’artiste et en tant que personne ?

Je crois que tout ce qui est développé dans le temps, si tant est que ce soit ouvert à l'écoute et aux transformations internes et externes, gagne une profondeur qu'il n'est pas possible d'atteindre autrement. Dans ce monde qui érige les réseaux sociaux en véritables protagonistes, où nous avons accès à tout et à rien en même temps, il me semble plus que jamais nécessaire de s'engager dans le soutien de ce qui nous touche, dans le temps et avec le corps, avec d'autres personnes et avec l'espace. En ce qui me concerne, je n'ai pas d'autre socle que mes œuvres. Ce qui m'intéresse, c'est de me transformer avec les œuvres et de ne pas toujours en être le personnage principal. Bien que l'œuvre parte de ce corps de chair et de sang, l'intérêt est qu'à travers elle, j'aborde des thèmes universels, en me plaçant dans différents rôles, et de différentes manières.

Tandis que ce projet global assume une dimension assez sombre, en tout cas une grande conscience de la mort, vos pièces, très vivantes, ont un immense succès et tournent beaucoup ; comment vivez-vous, physiquement et psychologiquement, ce contraste ?

C'est précisément ce contraste qui me maintient à flot. Dans toutes les pièces, je parle de ce thème, l’oscillation entre le succès et la douleur. Le fait qu'il y ait des gens qui s'intéressent aux pièces (et non à moi) me permet de sentir que je ne suis pas si seule. Pour moi, le théâtre est toujours un rituel. Dans chaque pièce, j’immisce quelque chose qui me blesse et que j'ai du mal à transformer dans la vraie vie. Transformer théâtralement cette souffrance me fait sortir de cette douleur narcissique, de mes propres tremblements. Et le plus important pour moi, c'est de pouvoir partager ce rituel avec d'autres.

La force du théâtre, c’est l'union, celle de plusieurs personnes réunies dans un espace et un temps donnés, pour témoigner d'une douleur du monde, car bien que le point de départ soit ma propre douleur, ce sont les douleurs de ce monde malade, et prévisible, dont il s’agit. Les thèmes ou les axes de travail sont finalement toujours les mêmes : le besoin d'amour, la violence, l'inégalité, la folie, la mort. 

Vous travaillez précisément ici autour de la folie amoureuse et du trouble mental, d’où vous est venue cette idée ?

En effet, les thèmes sont la santé mentale et la relation à l'amour. Si j'ai choisi de travailler cette question, c’est parce que je n'avais pas d'alternative, étant donné que j'ai traversé une crise personnelle qui m'a conduite à un diagnostic psychiatrique. Après cela, j'ai commencé à voir que de nombreuses personnes vivaient des situations similaires et étaient contraintes par certains tabous. Il m'a semblé que je n'avais pas d'autre choix que de m'exposer pour pouvoir en parler sans crainte.

L’interrogation de la relation avec l'amour et la folie est venue plus tard, lorsque j'ai commencé à saisir que presque tous ces cas étaient traversés par l'amour, du fait d'un manque d'amour de soi, d'un amour toxique, du besoin d'être aimé, ou pour toute autre raison... L'amour était la folie, ou la folie était traversée par les idées de l'amour.  Plus tard, j'ai réalisé que l'amour n'était peut-être pas lié à la folie, mais ce côté sombre de l'amour, ou plutôt du manque d'amour, a continué à m’intéresser.

Que signifie pour vous être « fou d’amour » ?

Être amoureux fou, c'est se perdre dans l'autre. Quelques minutes avant de vous répondre, je corrigeais des textes qui seront publiés le 18 juin en Espagne par la maison d'édition La uña rota. Il s'agit des textes de Fuck me, Kill me et d'autres textes écrits au fil du temps, depuis 2012, qui n'ont jamais été publiés. L'un de ces poèmes est un poème barré, dans lequel j'ai écrit : « De l'avoir tellement aimé, j'ai cru que j'étais lui. »

J'ai décidé de le laisser barré parce que, dans ce geste de « barrer », il y a une annulation de sa propre voix. Tomber amoureux veut dire dépendance, qui, à son tour, signifie : annulation de l'écoute. L’amour fou est une sorte de fiction que nous prenons pour la vérité. C'est une tromperie sur soi-même, un manque d'amour de soi-même et, dans le même temps, un état d'adrénaline qui peut vous emmener dans des endroits fascinants et très agréables. Il y a une contradiction intrinsèque dans le fait de « tomber follement amoureux ». Un état de nullité et un sentiment extrême qui vous fait vous sentir vivant, et vous donne donc une conscience aiguë de la mort. On ne peut pas « vivre pleinement » la folie amoureuse, mais il est nécessaire de passer par cette expérience pour comprendre l'incompréhensible : l'amour.

La distribution de votre pièce se répartit entre six interprètes : outre vous-même, quatre danseuses atteintes de troubles mentaux et un sosie de Nijinsky. Comment avez-vous constitué ce groupe ?

Dans tous mes processus, je travaille de manière très intuitive et presque accidentelle. Je choisis de travailler avec les personnes et les matériaux qui me semblent devoir être présents. Le personnage de Nijinsky, qui m’est cher depuis de nombreuses années, est réapparu au cours de ce travail, et puisqu’il était lié au thème en tant que danseur diagnostiqué schizophrène, j'ai pensé qu'il devait être présent. Au même moment, j'ai rencontré Tomás Pozzi (l'acteur qui l'interprète) lors d'un atelier que je donnais à Madrid, avec qui, immédiatement, j’ai voulu travailler, car il m'a impressionné lors d'une improvisation que j’ai proposée. Ils essayaient tous des choses différentes et lui a tenu une petite action pendant une demi-heure ; sa présence scénique dans ce geste minimal m'a émue.

Quant aux trois danseuses et à la chanteuse qui sont également sur scène : Ana Cotoré, Josefina Gorostiza, Natalia López Godoy et Myriam Henne-Adda, j’en connaissais certaines et en ai découvert d'autres lors d'une audition pour laquelle j'avais demandé des danseuses ayant des troubles de la personnalité. Elles m'ont impressionnée et, par chance, ont voulu travailler avec moi. Ce sont de grands artistes que j'admire et je leur suis reconnaissante de participer à cette pièce.

Quelles énergies ou sensations leur avez-vous demandé d’aller chercher ?

Le processus a été long et nous sommes passés par différents moments de recherche. Une partie de l'œuvre est très chorégraphique et le désir d’unisson a fini par m’obséder mais, malgré tant de répétitions, nous n'avons toujours pas atteint ces unissons parfaits que je souhaitais, néanmoins c'est devenu tout aussi intéressant et cet « échec » a à voir avec le thème que nous traitons, dans l'effort de vouloir unifier et l'impossibilité d'y parvenir, car chacun d'entre nous a ses particularités. À un moment de la pièce, nous sommes toutes des Marina et à un autre moment, chacune est ce qu'elle est. À partir de là, quelque chose se démonte et un ton plus « confessionnel » s'installe. Nous travaillons beaucoup avec le montage et le démontage, dans la précision et la douceur, l'exactitude et la rupture, l'exposition et l'abandon. Toujours dans les contrastes, pour ne croire en rien, justement. Tout est perpétuellement remis en question.

Quel a été votre processus de création et votre méthode de « direction » d’acteur.ices – danseur.euses – performeur.euses tout en étant vous-même au plateau ?

La création s'est déroulée en plusieurs étapes. La première a été celle où je me suis filmée seule dans des situations intimes de ma vie réelle pendant un an, en même temps que j'écrivais et, entre-temps, j'ai eu une résidence à Porto (festival Fitei) au cours de laquelle je suis allée mettre au point l'une des premières chorégraphies de l'œuvre. La deuxième étape s'est déroulée avec les interprètes, au cours de laquelle j'ai pris des textes et des lignes directrices et nous avons improvisé avec les interprètes. Au cours de cette deuxième étape, j'ai proposé un jour de faire des interviews avec eux et, à partir de ces interviews, j'ai écrit leurs textes.

Ensuite, il y a eu une troisième étape d'édition (en répétition) et d'écriture (en dehors des heures de répétition). Cette étape a été la plus longue, car les textes ont été édités tout au long du processus de répétition, les chorégraphies ont été perfectionnées et les détails, peaufinés.

Tout au long de ce processus, j'ai travaillé avec deux personnes très importantes qui m'ont accompagnée de l'extérieur. Il s'agit de Lucrecia Pierpaoli (assistante à la mise en scène) et de Martín Flores Cárdenas (dramaturge). 

Vous mettez la plupart du temps les corps en scène dans leur nudité. Quelle signification le corps nu au plateau véhicule-t-il pour vous ?

Le corps nu est un symbole de dépouillement et d'abandon. Dans mes œuvres, j'essaie de ne rien cacher, de rendre visible l'obscurité et l'intime, d'exposer ce qui nous fait honte, d'éclairer la fragilité. Bien qu'il y ait de l'artifice et du spectaculaire, le démantèlement de l'artifice fait aussi partie de l'œuvre.

Quelles ont été vos ressources et inspirations, artistiques ou autres, pour créer cette pièce ?

Ma principale source d'inspiration est la vie et les gens que je rencontre. Ce travail particulier est également fortement inspiré par la pratique et l'environnement de la boxe, après m’être entraînée dans un club de mon quartier.

Ensuite, il y a ce que je lis, ce que je vois, du point de vue de la « consommation » au niveau culturel. Il y a une citation (je pense assez évidente) des films de Jean-Luc Godard en ce qui concerne les femmes et les armes. Il y a aussi une coïncidence avec la dernière pièce d'Angelica Liddell, Voodoo. Et pour finir, voici quelques-uns des livres que j'ai lus pendant cette période, en m’en référant uniquement aux citations que j'ai notées dans mon journal :

Pedro Lemebel (No tengo amigos, tengo amores)
Anne Carson (Tipos de agua)
Bolaño (Antología)
Eduard Louis. (Todos sus libros)
Caparros (Una Luna y Ahorita)
Lorrie Moore
Samantha Harvey (Un malestar indefinido)
Piedad Bonet
Carrere (Yoga y Una novela rusa)
Gabriela Cabezón cámara (Romance de la negra rubia)
Foster Wallace (Entrevistas breves con hombres repulsivos)
Notas de suicidio (Marc Caellas)
Santiago Loza (Diarios inconscientes)
Camila Fabri (La reina del baile)
Margarita Yakovenko (Desencajada)
Didion (Lo que quiero decir)
Enrique Villa Matas (Perder teorías)
Selva Almada (Ladrilleros)
Knausgard (La muerte del padre)
Levrero (El discurso vacío)
Diarios de Nijinsky
Lucia Lijmaer (Casi nada que ponerse)
Zambra (casi todos)
Tillie Olsen (silencios)
Lucia Berlin (Manual para mujeres de la limpieza)
Cesar Gonzalez (El niño resentido)
Cesare Pavese (El oficio de vivir)

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© Santiago Albanell