La Tempête Le Songe d'une nuit d'été - Création 2023

Lieu de fabrique animé par des comédien·ne·s, technicien·ne·s du spectacle, jardinièr·e·s et cuisinièr·e·s accompagné.es par une équipe éducative et administrative, la Bulle Bleue s’inscrit dans une tradition d’expérimentation au croisement de l’art et du soin, induisant un nécessaire déplacement de l’écriture théâtrale. Établissement médico-social de travail protégé, La Bulle Bleue accueille des personnes en situation de handicap, œuvrant à leur inclusion sociale et professionnelle leur permettant d’exercer une activité professionnelle et d’avoir accès à un accompagnement éducatif adapté. Artiste associée depuis 3 ans à la Bulle Bleue, la metteure en scène Marie Lamachère nous parle de la nouvelle création qu’elle y conçoit avec les comédien.ne.s. et témoigne entre les lignes de son amour pour cette communauté, qu’elle considère comme une véritable « troupe ». 

Marie Lamachère, d’où vient votre désir de travailler sur La Tempête et Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare avec les comédiennes et comédiens de la Bulle Bleue ? 

Mon point de départ est toujours les comédiens et comédiennes. Ce sont eux qui me donnent l'inspiration des textes. Mon association avec la Bulle Bleue a commencé en 2019, et c'est en les rencontrant au plateau que m'est venue l'envie d'aller chercher Shakespeare. C'est la première fois que je travaille sur ces textes comme metteuse en scène. C'est également la première fois qu'eux-mêmes s'attaquent à un texte classique. Pour le moment, que ce soit avec moi ou avec d'autres metteurs et metteuses en scène, ils ont travaillé autour d’écritures plutôt contemporaines ou de l'écriture de plateau, de la musique, souvent conçue pour eux. Cette année, ils fêtent leurs dix ans de troupe et j'ai pensé qu'ils étaient dans un moment propice à travailler des rôles dits « classiques ».  Concernant ces deux textes-là précisément, c'est le travail avec eux qui me les a soufflés, car ce sont deux textes dans lesquels la magie est omniprésente, qui se rapprochent des contes. L'irrationnel y est l'élément principal. Il est des mondes qui ne sont pas uniquement perceptibles par la raison... Shakespeare livre de très belles images de ces espaces où l'imaginaire fait irruption dans le réel. J'ai eu envie d’adapter cette magie pour eux : aussi, j'ai commandé de nouvelles traductions, à Joris Lacoste et Julie Etienne, binôme qui a déjà travaillé sur des traductions pour Gwenaël Morin. Ils travaillent sur des registres contemporains dans leurs choix de traduction, ce qui est assez radical, en privilégiant l'aspect ludique des textes, qui tend vers un langage très parlé plutôt que vers la versification. Selon moi, cette modernisation offre un vent de liberté aux actrices et acteurs.

Comment travaillez-vous avec ces actrices et acteurs sur ces deux textes ? 

Les deux pièces, Le Songe et La Tempête, travaillent sur des alternances entre des blocs de scènes ; elles sont comme des « millefeuilles » de thèmes et d’univers. Aussi, nous avons réalisé une première session de travail sur les artisans. Actuellement, je commence le travail sur le monde des fées. Dans La Tempête, nous aborderons séparément les scènes de courtisans échoués et les scènes de Prospéro. Puis, dans Le Songe, les scènes des artisans, celles des amoureux et le monde des fées, en les croisant bien entendu par la suite. C’est aussi pour clarifier le travail avec les comédiennes et comédiens de la Bulle Bleue tout en nous donnant une perspective d'ensemble que je groupe ainsi le travail par blocs, avant de recomposer le mille-feuilles.

Qu’appréciez-vous en particulier dans cet environnement singulier qu’est la Bulle Bleue ? 

La Bulle Bleue est une troupe d’actrices et d’acteurs professionnels, aujourd'hui une quinzaine. L'intégration se réalise par étapes, avec une série de stages qui permet aux interprètes de se familiariser avec le contexte de travail particulier, que ce soit en lien avec les sections inclusives au Conservatoire de Montpellier ou sur place, avec un cycle de formation organisé par les artistes associés. En ce qui me concerne, pendant les trois ans d'association, en même temps que les créations en cours, j'ai proposé des sessions de formation. Pendant ce travail préparatoire, nous rencontrons les comédiens pour essayer de leur transmettre des outils. Au sein de la troupe de la Bulle Bleue, certaines personnes ont dix ans d'expérience, elles sont parfois également dotées d’une expérience antérieure, tandis que d’autres viennent d'arriver. Tel est le cas de Maëva, qui va jouer Miranda, qui a commencé il y a un an. Auparavant, elle travaillait avec des compagnies comme L'Autre Théâtre, mais pas nécessairement dans un contexte comme celui de la Bulle Bleue, qui propose un quotidien du travail artistique. La beauté de cette troupe est là, dans ce dispositif : être tous les jours au plateau. C'est toute la préciosité de ce contexte, il y a des espaces de travail et une quotidienneté qui sont mis en place pour cette équipe artistique.

Vous parliez de magie et des percées irrationnelles dans un monde rationnel. Comment avez-vous activé ce levier de la magie préexistant dans les textes ? 

La magie s’imagine souvent soit à la « Harry Potter et à la baguette magique », soit en termes d’effets du côté de la scénographie. Mais ce qui m'intéresse, c'est ce qui se passe dans les têtes et dans les cœurs. Par conséquent, je n’active pas la magie par des effets scéniques ou un univers fantasy ; j'essaye plutôt de la faire émerger de ce qui se passe dans le jeu. Je ne vais pas chercher un monde magique par projection. Il y a bien sûr une scénographie, mais elle œuvre uniquement à révéler la singularité de ces actrices et acteurs. Ceux-ci m'ont fait découvrir que les deux pièces pouvaient travailler un point de fragilité, et non pas un effet de puissance, du magique ; les failles, ces endroits où nos perceptions, nos sensations - ce que l'on voit, ce que l'on entend, ce que l'on comprend du monde ou d’autrui - peuvent être sujettes à flottement. Ce prisme me fait comprendre, et donc attribuer de l'attention à des détails, comme au fait, par exemple, que l'île de Prospéro est peuplée de sons. Dans la pièce, on entend des voix, dont on se demande d'où elles viennent, de déesses ou de personnes réelles. Cette personne en face de nous est-elle donc une divinité, une femme, un esprit ? Ariel, par exemple, est une représentation étrange, qui floute les perceptions... De même que, dans Le Songe, des meutes de chiens se font entendre dans la forêt, mais on ne sait plus trop de quoi il s'agit : des personnages tels que Puck jouent à troubler les esprits, à rendre le monde fou, en imitant des voix d’autres protagonistes. Il y a un jeu de métamorphose également : Puck prétend qu'il peut se transformer en pomme, en caillou : c'est très théâtral, mais c'est aussi une manière de travailler sur le trouble de nos perceptions. 

Comment faites-vous en sorte de faire émerger la magie du jeu d’acteurs en tant que tel ? 

Pour prendre un exemple éclairant à ce titre, j'ai choisi de donner à interpréter Prospéro à un comédien qui, suite à un accident de la vie, a dû entièrement réapprendre à marcher, parler. Pour jouer, il doit conscientiser certains chemins du langage. Cela arrache la parole à la banalité. Je trouve fabuleux, émouvant, magique la manière dont les acteurs sont à la fois capables de métamorphoses et à la fois portent les traces de la vie. J'ai trouvé que c'était vraiment intéressant pour travailler un Prospéro bloqué depuis douze ans sur une île par un traumatisme. On peut imaginer qu'il est arrivé là pour des raisons politiques, c’est assez nébuleux, mais quoiqu’il en soit, il ressasse en boucle quelque chose depuis douze ans. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas un Prospéro en majesté, surpuissant, bien à l’inverse, et Philippe me donne cette piste-là à travailler, un endroit du langage un peu particulier, ainsi que la notion de boucle temporelle. Et c'est un sujet très important, puisque situé à l'endroit précis de mon travail, à savoir ces questions qui mettent en jeu la fragilité. Cette zone magique est donc en fait elle-même un point de fragilité, et ces actrices et acteurs m'ont ouvert ici une grande diversité de chantiers des possibles. Ils et elles m'ont aussi donné l'envie de diffracter les rôles : un rôle est joué par plusieurs personnes, comme dans un kaléidoscope les miroirs qui réfléchissent des petites formes colorées à l'infini. Par ailleurs, il s’agit dans cette pièce d’une distribution croisée, la troupe de la Bulle Bleue joue avec des acteurs extérieurs, notamment de jeunes comédiennes et comédiens qui sortent des écoles nationales. J'ai souhaité combiner des équipes pour continuer à créer de l'échange en milieu non ordinaire.

Comment envisagez-vous la création sonore, qui prend une dimension importante dans ce travail, et la scénographie ?

Je travaille avec Sarah Métais Chastanier, une musicienne et chanteuse avec qui j'ai déjà collaboré pour Betty devenue Boop, qui va créer une bande son spécifique pour le spectacle. Je m’appuie aussi sur les voix enregistrées des acteurs. C'est donc une création son qui passera par des voix off et une composition sonore à plusieurs niveaux. Concernant la scénographie, je travaille avec Delphine Brouard sur un espace abstrait, symbolisant des espaces mentaux. J'essaie de trouver des manières assez simples de raconter l'île et la forêt, qui sont les deux espaces en question et qui, de mon point de vue, sont des symboles. L'île est un espace clos et la forêt, un monde à l'écart, isolé, où des choses adviennent, qui ne sont pas celles qui arrivent dans la cité. L’île et la forêt sont des endroits où l'on fuit, où l'on est relégué, des endroits refuges et des endroits magiques. 

Propos recueillis par Mélanie Drouère, le 24 janvier 2023

__

© Denise Oliver Fierro