Entretien avec Lionel Dray, Madame L'Aventure
Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Printemps des Comédiens et le Théâtre des 13 Vents (Mars 2024, avant la création)
Lionel Dray, quelle est la genèse de Madame L'Aventure, votre prochaine création avec Clémence Jeanguillaume ?
Lionel Dray : Madame L'Aventure prolonge les questionnements et recherches de notre précédente création, Ainsi la bagarre, également accueillie au Printemps des Comédiens il y a deux ans. Dans ce spectacle, nous évoquions le sentiment d'exil, notamment à l’appui de textes de Kafka, puisque la pièce portait sur son œuvre, de même que nous avions travaillé sur la notion d’énigme, de manière générale. Qu'est-ce qu'une énigme vient forger, lorsqu’elle se pose, chez celle ou celui qui la reçoit ? Et, surtout, comment une énigme peut-elle être utilisée pour transmettre un enseignement ? Certaines formes d'enseignement assez ésotériques proposent l’idée, de ne pas dire ou édicter une chose, mais plutôt de suggérer qu'elle existe, et l'enseignement passe alors par la parabole. C’est en ce sens que Madame L'Aventure fait suite à Ainsi la bagarre : nous voulions voir ce qui se passe chez un être quand le sentiment d'exil atteint un certain seuil. Exilé.e ne signifie pas nécessairement « arraché.e de l'endroit l'on vit », il peut y avoir un sentiment d'exil presque métaphysique. Par exemple, une routine peut provoquer ce sentiment d'exil lorsqu’elle se frotte soudain à une certaine intensité, une forme de brillance fulgurante. Que se passe-t-il quand une « force routinière » atteint un tel point qu'il y a comme un éclatement, et que la personne choisit de plonger dans le hasard, dans foi en ses propres forces, et, de fait, commence à se lancer dans une aventure ?
Qu’entendez-vous par « aventure » ?
La plupart du temps, l'aventure est caractérisée par sa nature, sa spécificité, sa dimension extraordinaire, isolée du continuum de la vie, ces moments où l'on se dit « Il m'est arrivé un truc de fou ! » L'aventure est un peu « en orbite » de notre vie. D'un autre côté, par sa brillance, sa qualité, sa mélodie, elle vient s'insérer au cœur de notre vie et lui réinsuffle, par décalage et résonance, quelque chose de léger et de vivifiant. C'est de ce point-là que démarre notre travail. Que se passe-t-il lorsque que deux forces contradictoires cohabitent chez un même être, comme si Don Quichotte et Sancho Panza se retrouvaient en une seule et même personne (rire) ? Et que peut-il advenir lorsque le conflit éclate entre ces deux forces, la routine et l'imprévu, le contrôle et le hasard, une vie de pantoufle et une vie d'épée ?
Quelles sont vos sources d’inspiration pour élaborer cette déclinaison de la figure de l’aventurier ?
Nous nous appuyons sur un champ assez large, à la fois une bibliographie de récits d'aventures réelles, situées d'un point de vue horizontal, entre le désert, c'est-à-dire la répétition du même « à plat », à son contrepoint : la répétition du même dans le luxuriant, c'est-à-dire la jungle ; et sur un axe vertical : la quête du sommet, de l'ascension, un voyage vers le haut, et son contrepoint également : le voyage vers le bas, l'exploration des profondeurs, des souterrains, de manière littérale ou symbolique. C'est notre carrefour. Parallèlement, nous nous appuyons sur des œuvres de fiction qui retracent ce genre d'envolées, que je décrirais comme aventureuses, mystiques. Pour la musique, nous parcourons tout le registre épique, qu'il s'agisse de musique ancienne ou contemporaine, électronique. Ce qui nous intéresse sur le plan musical, c'est chercher à produire une mélodie qui galvanise un corps. Le travail musical pour Madame l'Aventure s'inscrit dans la continuité de notre précédent spectacle Ainsi la bagarre : Travail de sampling, de boucle et de textures afin de créer des stimmungs très cinématographiques. Par ailleurs, pour contrebalancer la lenteur de ces ambiances et accompagner le travail sur la couleur très présent dans nos recherches, le freejazz avec sa vitesse et son rapport à l'improvisation est très vite apparu comme une évidence. L’aspect cinématographique étant très présent dans notre travail, nous nous sommes également beaucoup inspirés de David Lynch et de Fritz Lang, notamment de Metropolis.
Envisagez-vous, comme dans vos précédentes pièces, d’articuler divers médiums, ressorts et « disciplines » artistiques ?
Tout à fait, car ce qui nous plaît dans ces histoires, c’est avant tout leur rapport avec l'art du conte, dans l'amplitude qu'il peut receler, comme un millefeuille de possibilités. Nous ne pensons pas du tout à rendre notre forme « accessible » dès le départ, cette multiplicité d’entrées émerge plutôt de notre manière de créer qui, en chemin, fait jaillir une forme burlesque, ludique, très visuelle. Ce que nous aimons, c'est « coudre de l'inattendu avec du très inconnu ». C'est cette couture-là qui est devenue notre signe de fabrique.
Quel est le processus de création qui vous permet de parvenir à des formes aussi « cousues » dans un champ référentiel aussi étendu : pantomime, l'univers cinématographique, clown, théâtre quasi-académique, musique... ?
Nous prenons toujours un long temps de travail bien en amont du plateau, comme si nous fabriquions un système unitaire, c'est-à-dire une sorte de filtre qui ne laisse passer que les choses qui sonnent juste à nos sensibilités. En l’occurrence, une fois que nous avons déterminé que nous allons travailler sur l'épique et l'aventure, un champ très large, nous créons le filtre. Ensuite, nous sommes comme des ogres, c'est-à-dire que nous mangeons beaucoup de littérature, musique, cinéma, et petit à petit, le filtrage qui se fait. C’est avec ce bagage que nous arrivons au plateau, où débute alors « l'expérience de la matière ». En ce sens, notre processus n'est pas à proprement parler réfléchi : nous ne nous forçons pas à catégoriser ou mélanger ce que nous consommons, tout agit empiriquement, naturellement, et progressivement par nos sensibilités. La matière coule alors dans plusieurs formes picturales, ou de narration, ou de manières de jouer, de rapport au public.
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Photo de répétition © DR