Entretien avec Katia Ferreira - Tristesse animal noir
Mars 2024, en création avec la promotion sortante de l’ENSAD
Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Printemps des Comédiens

Katia Ferreira, pour travailler avec la promotion sortante de l'ENSAD de Montpellier, vous vous appuyez sur un texte plus que sur une écriture de plateau ; qu’est-ce qui a présidé à ce choix ?

En février 2023 nous avons fait un premier temps de rencontre, de recherche et de travail avec les étudiant.e.s de la promotion 24. Notre point de départ paraît éloigné du choix final puisque j'avais décidé de travailler sur Twin Peaks de David Lynch. L'idée était de se demander comment des artistes, auteurs dramatiques, photographes ou réalisateur.rice.s, se saisissent d'un fait divers pour le fictionnaliser, écrire des tragédies contemporaines, et interroger les répercussion d’un drame sur la vie d’une communauté. Dans l’oeuvre de David Lynch, le point de départ de la fiction est la découverte du corps d’une jeune fille, Laura Palmer, au bord d’un cours d’eau, qui va secouer toute la communauté et l’organisation sociale de cette petite ville.

Or ce qui a surgi de ce premier temps de rencontre avec ces quatorze jeunes comédien.ne.s est  qu’au delà de leurs différences et de leur singularité, ils.elles avaient un désir commun et impétueux de traverser une vraie langue théâtrale, et non de se lancer dans une écriture de plateau ou dans l'adaptation d'une œuvre cinématographique à moindre valeur littéraire. C'est assez rare chez les jeunes gens et ça m’a touchée. Par conséquent je me suis lancée dans la recherche de textes à travailler ensemble.

Pourquoi Tristesse animal noir de Anja Hilling ?

J'ai pensé à Anja Hilling, parce qu’elle arrive parfaitement à tricoter l'ordinaire du réel, souvent avec une impression de fait divers, et des prismes plus oniriques. Toutes ses premières oeuvres semblent se construire autour d’un drame, d’un accident qui va modifier la trajectoire de vie de ses personnages. Dans Etoiles, la chute d’une jeune femme du haut d’un arbre lors d’une nuit passée en forêt qui laissera planer la doute chez le groupe d’ami.e.s qui l’accompagnaient. Etait-ce un accident ou un suicide? Dans Mousson, c’est la mort d’un petit garçon écrasé par une voiture, qui va meurtrir à tout jamais ses parents et la conductrice de la voiture. Tristesse animal noir clôt ce cycle d’écriture du trauma. C’est une pièce inspirée d'un fait divers qui s'est déroulé en Grèce en 2007. Six jeunes gens ont voulu faire un barbecue et dormir à la belle étoile dans la forêt et y ont mis le feu. La pièce est construite en trois parties. La première partie a lieu avant l'incendie : nous apprenons à connaître les personnages, ce groupe d’ami.e.s qui se connaissent plus ou moins bien, qui s'aiment plus ou moins, et qui quittent la ville, pour aller passer une nuit dans la nature. La deuxième partie, beaucoup moins réaliste, décrit le moment de l’incendie et la traversée des différents personnages qui composent ce groupe. La troisième partie raconte l’après-catastrophe, la manière dont chacun parvient à se reconstruire, à survivre ou non, après une tragédie pareille.
Par ailleurs, il me tenait à cœur que l’on travaille ensemble sur une écriture féminine. 

Selon vous, comment les interprètes de la promotion ont-ils appréhendé ce texte ?

Ils et elles l’ont appréhendé avec toute la rigueur et la fureur qui les caractérisent. Certain.e.s d’entre eux.elles le connaissaient déjà, ou connaissaient l’écriture d’Anja Hilling. Ceux et celles qui ne la connaissaient pas ont été supris.e.s, je crois, par les ruptures stylistiques que l’autrice opère tout au long de la pièce, et qui sont d’abord très déstabilisantes. Après une première partie, écrite de façon relativement naturaliste, du moins en apparence, la deuxième partie du texte est écrite à la troisième personne, à la façon d’un choeur antique, sans que les répliques soient attribuées. Elle traite de cette façon la question de l’irreprésentable au théâtre, en enflammant son texte, en le rendant incandescant. C’est par la parole chorale d’une beauté et d’une force inouïes, que cette nuit cauchemardesque nous sera rapportée. Dans la troisième partie, les personnages reprennent la parole à la première personne, mais ils.elles semblent encore dissocié.e.s, diffracté.e.s, comme écartelé.e.s entre plusieurs temporalités. C’est un travail très particulier pour les interprètes qui s’en emparent, car c’est par la violence et la précision des mots et l’exploration de ces différents modes d’écriture que l’expérience de ce groupe peut nous parvenir.
L'incendie, bien qu’il soit involontaire, impulse un texte construit comme un puzzle, une enquête. Mais plutôt que de s’intéresser à l’enquête judiciaire, Anja Hilling pose la question de la punition extrajudiciaire : comment vivre avec le sentiment de culpabilité après une telle catastrophe ?

Comment expliquez-vous ce désir impétueux des jeunes de traverser une « vraie » langue théâtrale ? Pensez-vous qu’il y ait une volonté assez générale de cette génération de retrouver des matériaux aux qualités de langage intrinsèques ?

Cela fait maintenant dix ans que je suis sortie de l'ENSAD et j'ai souvenir que notre génération - les 35-40 ans aujourd’hui - avait le désir inverse, celui de rompre avec une tradition classique, celle du répertoire, et de réinterroger les oeuvres classiques par des écritures de plateau. Je ne sais pas si je peux en faire une vérité générale mais cette promotion éprouve un vrai attrait pour la langue, pour les textes littéraires et notamment pour les classiques. Je crois qu’ils.elles ont surtout conscience que les différentes matières textuelles que l’on travaille - notamment pendant l’école - s’inscrivent dans nos corps et continuent à agir sur nous.

Vous avez développé un langage scénique qui vous est propre, croisant les outils du théâtre et ceux de la vidéo. Le sollicitez-vous pour cette création ?

Oui, c’est la nature de l’invitation de Gildas Milin, qui incite les metteur.se.s en scène à travailler avec leur langage propre. Il a fallu composer avec certaines contraintes, mais dans ce cadre et ces possibilités, il y aura de la vidéo. Il n’y aura pas de cadreu.r.se. au plateau, mais certain.e.s étudiant.e.s ont formulé le désir d’apprendre à cadrer. Trois d’entre eux.elles. ont travaillé avec Christophe Gaulthier - ancien élève de l’école qui est désormais comédien et cadreur - à l’écriture des plans. C’est un exercice extrêmement difficile, passer du jeu au cadre, puis du cadre au jeu de nouveau. Il et elles s’en sortent à merveille. L’écriture de Anja Hilling se prête très bien à l’écriture vidéo, et je tenais à leur transmettre cet outil auquel j’ai moi-même été initiée à l’ENSAD.

Vous utilisez le mot « transmettre » : comment envisagez-vous cette question de la transmission ?

Je le fais très humblement, à mon endroit de « jeune » metteuse en scène. Les rencontres qui ont compté pour moi, à l'école, sont celles avec des metteur.se.s en scène qui se mettaient au travail avec nous et qui n'arrivaient pas toujours avec des recettes toutes faites, ou des vérités préétablies. Ils et elles cherchaient et créaient avec nous. Et l’école était cet endroit d’expérimentation, où les artistes intervenant.e.s et nous, jeunes artistes, pouvions tenter des choses, essayer, nous planter.
La transmission s’installe dans de véritables conditions de création, comme je le ferais aves les gens avec lesquels je travaille habituellement. Plusieurs d’entre eux, tous issus de l’école, sont d’ailleurs venus travailler avec nous d’ailleurs ponctuellement.

La transmission est bilatérale, voire multilatérale. Qu’apprenez-vous en travaillant avec cette promotion ?

J'apprends absolument tous les jours avec eux.elles. Comme je suis habituée à travailler avec les mêmes personnes depuis quelques années, nous avons développé un vocabulaire commun, notre langage. Travailler avec la promotion 24 de l'ENSAD m'oblige à constamment reformuler les choses. Je suis partie de leurs propositions, de leurs univers, de leurs savoir-faire transdisciplinaires. Ce spectacle s’inscrit véritablement, je crois, au carrefour de nos imaginaires respectifs.

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© Manon Cha