Entretien avec Gildas Milin - Arche

Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Printemps des Comédiens 2024.

Vous travaillez sur ce projet, Arche, depuis deux ans : quel a été son processus d’écriture et quel est l’enjeu du texte ?

Arche peut se penser comme un alignement d’obsessions et comme l’aboutissement d’une recherche menée de façon non-linéaire, autant systématique que chaotique, depuis plus de trente années durant lesquelles j’ai rencontré et échangé avec des médecins, des chercheurs, des scientifiques, avec comme horizon - entre autres visées sans but - la question du soin et plus globalement de la fiction comme réparation.

Une phrase du texte suggère : « Faire se toucher les tentacules de la pieuvre de l’art et les tentacules de la pieuvre de la science ».

À noter que depuis 2011, l’Ensad est en partenariat avec la faculté de médecine de Montpellier pour un projet qui s’appelle « Théâtre et Médecine », mené par Marc Ychou, directeur général de l’ICM et Serge Ouaknine, metteur en scène. L’idée revenant à travailler à une « humanisation » des relations entre patients et médecins, une prise en compte de l’altérité et de la relation comme parties intégrantes du soin, sous forme de jeux de rôles entre étudiants en médecine et interprètes de théâtre autour des annonces de cancer, de récidives ou de soins palliatifs.

Quel est le lien entre ces recherches et votre nouvelle création ?

La fiction s’appuie et questionne de façon autant documentée que fictive dans sa provenance et son origine, à partir des années 1890 - 1893, les ponts qui ont pu se créer entre certains « acteurs » de l’équipe de médecins neurologues de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière - menée par Jean-Martin Charcot (qui a pu regrouper notamment Georges Gilles de La Tourette, le jeune Sigmund Freud, Alfred Binet) - et l’équipe artistique menée par Oscar Méténier dans le temps-même de la création d’un style théâtral nouveau : «  Le Théâtre Médical du Grand Guignol ».

Alors que le Grand Guignol, à la fin du XIXème siècle, s’ouvre au public comme un lieu de théâtre qui médicalise ses fictions à la scène - la Salpêtrière s’ouvre au public comme le haut-lieu d’une médecine qui théâtralise à l’extrême sa pratique : conférences et opérations publiques, séances d’hypnose ouvertes au public qui attirent autant Émile Zola que les frères Goncourt, aimantés par le spectacle des troubles, ou encore Sarah Bernhardt qui s’inspire des postures de conversion hystérique et les incorpore à ses performances tragiques de renommée internationale.

 Votre pièce se situe à la fois à la Salpêtrière, à cette époque, et deux siècles plus tard, dans un univers assez futuriste : que signifie cet écart pour vous ?

J’ai voulu écrire une « fiction impossible ». La pièce démarre en 2080 et plonge depuis 1895, deux ans après la mort de Charcot, dans une rêverie totale. La rêverie, c’est celle d’une jeune femme, Célestine Sixtine, qui crée en 2080 dans la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière une sculpture vivante qui fait écho à une autre sculpture vivante, rêvée, qui aurait été créée (à la fin du XIXème) à la Salpêtrière pour la treizième exposition universelle.

Pendant trois jours, les modèles de la sculpture arrivent dans l’hôpital et les médecins ont du mal à distinguer les malades des modèles. Ils ont pourtant l’obligation d’accueillir l’événement. La folie et les troubles passent alors pour une part du côté des médecins et des soignant.es.

Arche précipite la naissance du « Théâtre Médical du Grand Guignol », depuis « un hôpital rêvé », en mettant en présence des malades, des patientes, des artistes, des actrices, des acteurs, des spirites, des médiums, des médecins, autant de protagonistes dont la rencontre et l’association seront à l’origine d’une épopée résolument féministe - traversant de 1880 à 2080 la prédiction de Friedrich Nietzsche annonçant deux siècles de nihilisme - se déployant sur deux siècles comme se tenant sur ses deux pieds face à l’histoire de l’Histoire pour mieux déconstruire certaines illusions, certaines domestications, notamment un masculinisme terrible et terrifiant, pour mieux entrevoir d’autres paradigmes, d’autres habitations possibles du monde.

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© Mustapha Touil