Entretien avec Georges Lavaudant - Le Malheur indifférent
Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Printemps des Comédiens, mai 2024
Georges Lavaudant, comment et pourquoi avez-vous choisi le texte de Peter Handke, Le Malheur indifférent, comme support du spectacle de sortie d'école de la promotion de l'Ensad ?
C'est un texte que j'ai lu très tôt, pratiquement lors de sa publication en 1972 et qui m'a complètement bouleversé. J'étais très curieux de le découvrir, parce que c'est un auteur que j'admire et l'écriture changeait de ce qu'il avait écrit auparavant. D'ailleurs, il le raconte lui-même dans le texte, expliquant qu'il a dû trouver de nouveaux procédés pour raconter une histoire vraie lui qui auparavant ne s’intéressait qu’à la fiction. Et une réalité des plus difficiles à appréhender puisqu'il s'agit du suicide de sa mère à l’âge de cinquante-et-un ans. Ce récit est donc à la fois celui de la vie de sa mère, mais aussi celui d'une réinvention de sa propre écriture. Lorsque Gildas Milin m'a proposé d'accompagner cette promotion, nous avons d'abord testé plusieurs textes, dont quelques pièces courtes de Labiche et aussi une fiction de Coetzee, un écrivain sud-africain. Mais sans que je sache exactement pourquoi, c’est ce texte, que j’avais en quelque sorte oublié, qui a ressurgi. Nous l'avons approché, avec une certaine inquiétude. Mais l'inquiétude, en art, est une belle chose. Elle vous propulse dans l’inconfort.
A quoi tient cette inquiétude en abordant ce texte ?
Ce n'est pas une pièce de théâtre, il y a très peu d'action, c'est un récit. Il n'y a quasiment pas de dialogues ; autrement dit, ce choix rassemble un bon nombre de difficultés dans la perspective d'accomplir une œuvre théâtrale. Nous nous sommes alors donné une règle : celle d'accepter de réaliser tous ensemble une première partie très visuelle, de type music-hall, avec des chants, des musiques, de la danse. Nous nous sommes autorisés une forme de divertissement, mais déjà en incluant certains indices qui deviendront évidents dans la seconde partie. Nous avons utilisé également certains extraits de textes tirés d’une pièce de théâtre de Handke qui s’appelle Par les villages. Une pièce qui parle aussi de sa famille, de ses frères et de ses sœurs. Nous avons pu ainsi mélanger plusieurs temporalités ; les années 20 à 45 et ensuite les années 60. On y croise l’influence des Beatles et de Wim Wanders. Dans la deuxième partie, nous nous sommes tenus au plus près de l’écriture, de la langue, de l’acceptation d’accompagner un récit, sans trop de fantaisie.
Le récit aborde de front la problématique très actuelle du féminisme...
Je ne sais pas s’il s’agit de féminisme au sens où on l’entend aujourd’hui. À cette époque (avant la guerre) les filles dans les milieux pauvres étaient littéralement sacrifiées. C'était : mariage, enfants, cuisine. Point. Sans parler de l’alcoolisme des maris, et de coups que vous n’osiez pas dénoncer. Si vous ne faisiez pas d'études, votre vie était réduite à cela. Dans les milieux paysans pauvres, la porte se refermait très vite. On vous faisait croire jusqu’à quatorze ans qu'il allait se passer quelque chose mais, après avoir fini les études primaires, on vous disait : allez, terminé, au boulot ! Et donc caissières, femmes de chambre, ou tout simplement femme au foyer. Handke raconte que paradoxalement, la guerre avec ses dérèglements a parfois été vécue comme une période exaltante et de grande liberté. Ensuite les situations dans lesquelles se retrouvaient les femmes ne laissaient plus rien entrevoir. D’où une passivité assumée ou bien une chute dans la dépression (ce qui fut le cas de sa mère). Handke le dit sans ménagement « Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort ».
Comment la génération de cette promotion s'est-elle emparée de ce matériau et de cette histoire ?
Je pense que c'était loin d'eux, au départ, car ce sont là des préoccupations de parcours de vie qui ont tellement changé aujourd'hui... Mais en même temps, je crois que tous ont été touchés par la discrétion de cette écriture, car c'est là qu'Handke est très fort : c'est le contraire du mélodrame, l'opposé d'une écriture expansive. Il ne se "vautre" pas du tout dans cette douleur ; au contraire, il la retient, elle est à peine effleurée. Donc ce n'était pas simple, mais nous nous sommes accompagnés les uns et les autres pour nous approprier tout cela. Et c'est d'autant moins simple pour eux que Gildas crée son propre texte en écrivant pour eux et que Katia les fait également travailler sur un récit. Il n'y a donc aucune pièce de théâtre à proprement parler dans ce parcours. Ils vivent ainsi vraiment une aventure inédite, avec des écritures très particulières, en en faisant une traversée immense car les spectacles sont assez longs. Ils ont toutes et tous une force inouïe et un enthousiasme que je trouve absolument magnifique. C'est vraiment génial de les voir aborder tout cela avec une telle force.
Et vous-même, comment avez-vous traversé cette expérience ?
J'ai accompagné pas mal de promotions en sortie d'écoles, à Cannes, à Bordeaux, à Lyon, au conservatoire national d’art dramatique de Paris. Ce qui est singulier dans ce cas, c'est que, généralement, ce ne sont pas des spectacles qui vont être présentés dans un festival ou même devant un large public. Habituellement, ce sont des projets restitués une fois ou deux, au mieux devant quelques professionnels, la plupart du temps devant leurs copains. Mais ce n'est pas répertorié comme étant un "spectacle". C'est un risque supplémentaire, mais qui est très bon pour eux, c'est une chance en fait. Il s'agit de spectacles aboutis, avec un budget, avec des décors, des costumes, etc. Pour être clair, à ma connaissance, c'est quasiment effectivement la première fois que ça m'arrive de créer une proposition artistique lors d'une sortie d'école autre qu'une restitution d'atelier. Pour eux, avec ce qu'ils présentent, c'est un vrai saut dans l'inconnu, où ils passent d'élèves à acteurs.
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© David Ruano