Entretien avec Cyril Teste - Sur l’autre rive (variation théâtrale)
Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Printemps des Comédiens, mai 2024

Cyril Teste, c’est la cinquième fois que vous présentez une œuvre au Printemps des Comédiens, qu’est-ce qui vous lie en particulier à ce festival ? Par ailleurs, vous venez de créer cette pièce à Bonlieu Scène Nationale d’Annecy, à laquelle le collectif MxM est associé, et vous inscrivez de manière récurrente votre travail dans des liens de fidélité entre artistes et structures : quel est l’enjeu pour vous de ces connivences de longue durée, ou compagnonnages ?

Ce sont avant tout des liens humains, avec des personnes : Jean Varela, ou Ariel Garcia Valdès avant lui, et Eric Bart à présent, pour ne citer que les protagonistes du Printemps, ont cru en nous. Ce sont des gens qui défendent résolument des artistes, au-delà même de leurs projets. Aujourd'hui, la tendance consiste à soutenir des projets, à la carte, plus que des artistes, leur démarche et leur univers. Il s’agit d’amitié, dont nait une fidélité. Comme le dit Brel : « la fidélité est une belle histoire d'amitié ». Autrement dit, ces personnes, parce qu’elles nous offrent leur confiance, nous laissent le droit à l’erreur, donc au risque. D’ailleurs, en général, elles décèlent très bien, dans nos projets, ceux dans lesquels nous allons faire « ce que nous savons faire » et ceux, à l’inverse, qui nous engagent dans de véritables expériences.

Réciproquement, de même qu’elles nous « choisissent », nous les choisissons, notamment pour leur politique artistique, des désirs pour leurs structures qui nous plaisent. Elles créent de la porosité, de la circulation ; leurs théâtres ne sont pas des forteresses. Je suis un peu sauvage, nous sommes discrets, très peu mondains, mais une fois que nous avons trouvé nos amis... Je préconise très souvent à mes étudiantes et étudiants de ne pas envoyer de C.V. en nombre sans savoir à qui elles ou ils s’adressent, mais d’essayer de trouver une structure ou un théâtre d’élection, ou mieux encore, une personne, de la rencontrer, et de cultiver ce lien.

A propos d’élection, d’amour et d’amitié, avec Tchekhov aussi, l’histoire commence à s’étoffer...

Il en va en effet de même pour ma relation à Tchekhov : il ne s’agit pas de monter La Mouette pour La Mouette ; j'ai envie de rencontrer l'homme qui est derrière l'auteur. Quand on crée une œuvre, quelle qu'elle soit, il faut rencontrer la personne avant de travailler à l’appui de ses œuvres. J'ai lu les correspondances et les notes de Tchekhov avant de monter ses pièces, pour être en contact avec son être. Il est incontournable de traverser plusieurs œuvres lorsque l'on travaille sur un auteur ou une autrice, Selon moi, c'est ainsi que l'on fait théâtre, parce que le théâtre fait société. Je ne suis pas un homme de spectacle, je suis un homme de théâtre, je veux faire société, je veux trouver du sens humain avant de faire des spectacles, et à ce moment seulement, je peux devenir créatif. 

Comment avez-vous rencontré Tchekhov ? Et qu’est-ce qui attire particulièrement votre attention chez cet auteur ?

J'ai d’abord rencontré Tchekhov grâce à un travail avec Joël Jouanneau dans le cadre des « chantiers nomades », puis en montant La Mouette. De même que j’avais rencontré Falk Richter en montant Electronic City et Nobody. Monter un texte d'un auteur, c'est faire un point ; monter deux textes, c'est tracer une ligne ; monter trois textes, c'est créer des perspectives. Avec Tchekhov, il me fallait cette perspective.

Il existe évidemment des liens entre les œuvres de Tchekhov. La Cerisaie serait plutôt la coda, La Mouette, l’Everest, véritable carnet de bord organique de l'auteur, dans lequel il se dévoile dans comme aucun autre ouvrage, quant à Platonov...

Platonov est si complexe à appréhender que j’ai vite réalisé qu’il était impossible à « monter » ; d’ailleurs, ce que nous proposons en est une adaptation libre, un hommage. Pour en revenir à la rencontre, quand j'ai croisé l'homme d'âge mûr dans La Mouette, j'ai eu envie d’en comprendre l’histoire, la genèse. Qui était-il quand il avait 18 ans ? D'où vient-il ? Comme on regarde des photos de ses amis quand ils étaient jeunes pour tenter de mieux les comprendre, je suis parti à la rencontre de ce jeune homme et j'ai découvert des choses absolument exceptionnelles, à tel point que je me suis demandé qui j’étais moi-même à 18 ans. Je me suis demandé quelle était ma part d'inexpérience qui générait une énergie beaucoup plus puissante qu'aujourd'hui... J’en ai déduit que la beauté d’un parcours tient à la dissociation entre l'âme et le corps : quand on est jeune, l'âme est raide et le corps, souple, quand on vieillit, l'âme s'assouplit et le corps se raidit. J'avais l'âme souple de l’auteur dans La Mouette et il fallait que j'aille chercher le corps souple dans Platonov. C'était mon défi, et c’était très beau.

Comment mettez-vous en perspective cette œuvre de jeunesse écrite (à 18 ans) en 1878 et les enjeux et problématiques du monde contemporain ?

Ma découverte de Platonov est fortuite, je l’ai lu un peu par hasard pendant la pandémie, malade, une nuit, d’une traite, en écoutant Vivaldi. J'en suis sorti à la fois bouleversé et assombri, précisément parce que ses mots reflétaient exactement ce que je percevais de l'état du monde d'aujourd'hui. Un monde avec lequel je ne suis pas à l’aise, un monde où les monstres font la fête et nous y invitent alors que nous n’avons pas envie d’assister.

Par ailleurs, c’est la choralité de cette œuvre qui en fait la beauté, en contraste avec notre monde chaotique ; c’est pourquoi j’ai décidé d’inviter tous mes copains dans ce projet, coûte que coûte, dans le flux d’une histoire d'amitié.

En ce sens, votre pièce rend-elle avant tout hommage à cette histoire d’amitié et de travail avec votre collectif, qui existe depuis plus de 25 ans ?

Initialement, je ne me suis pas posé la question de ce que je voulais raconter avec Platonov, je l'ai compris en cours de route. Nous ne savons jamais vraiment pourquoi nous faisons ce que nous faisons, je crois, les raisons profondes émergent a posteriori. Pour autant, j'avais des intuitions, des sensations, notamment celle-ci : je ne sais pas de quoi est fait demain, je ne sais pas où va le théâtre, et parce qu’il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas dans ce monde, je voulais rendre hommage à la troupe, une valeur sûre, parce que le théâtre, avant tout, c'est en effet l'histoire de la troupe depuis l'aube des temps.

Nous déplions de fait toute l'histoire du collectif dans ce projet, avec les écrans vidéo, la télé, puis le cinéma, et ce basculement dans le théâtre élémentaire, frugal, qui rejoint nos origines.

Cette dimension fait également émerger l’idée de retrouver nos fondamentaux. Et les personnes sont ces fondamentaux. Il est important de parler d'humanité et d'impliquer les gens, d'où l'idée de spectateurs privilégiés qui font la fête avec nous sur scène, qui dansent avec nous, qui vivent de l'intérieur une fête à laquelle ils ne comprendront pas tout. Ce dispositif redéfinit parallèlement notre rapport aux gens et aux équipes en arrivant dans des théâtres. Il nous permet de créer du lien, d'organiser des ateliers, pas simplement de jouer trois soirs et de repartir. Dans une société en perdition, avec des générations qui refusent leur héritage, à raison - thème même de Platonov -, comment générer du lien, comment s'impliquer ? Cette question est le cœur de notre pièce.

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© Simon Gosselin