Entretien avec Brigitte Négro et Fafa Serres pour le Printemps des Comédiens 2024
Propos recueillis par Mélanie Drouère, février 2024
Brigitte Négro, quelle est la genèse de cette nouvelle pièce avec L’Autre Théâtre ?
Brigitte Négro - Cette année, j'ai eu envie de travailler sur le texte de Nicolas Vercken, metteur en scène de la KTHA compagnie, qui travaille essentiellement en espace public. L’an dernier, j'ai vu une pièce intitulée On veut, dont il a écrit le texte, en l’occurrence monté en forme pour la rue. Quand j'ai entendu ce texte, j'ai été bouleversée. Nous étions alors en train d’élaborer notre prochain projet avec Fafa Serres pour L'Autre Théâtre. Ce texte s'est déposé en moi il a cheminé tout l’été, et j'ai eu très envie de l’expérimenter avec le public en situation de handicap de L'Autre Théâtre. Il est conçu comme une logorrhée dont toutes les phrases commencent par « on veut », et qui fait 18 pages. Il traite de toutes les envies, non seulement au sens de nos désirs personnels, mais aussi de nos désirs d'engagement politique et citoyen, avec une verve et un rythme quasi-hypnotiques, et une vraie force poétique. J’ai alors contacté Nicolas Vercken pour lui faire part de mon envie d’en faire le point d'appui d’une création avec L'Autre Théâtre, ce qu’il a accepté en me laissant une grande liberté dans l'interprétation de son texte.
Quelles ont été les réactions et les émotions des actrices et acteurs la première fois que vous leur avez donné à lire ce texte ?
Brigitte Négro - Dans le groupe de cette année, tout le monde n'a pas accès à la lecture. Nous avons donc, dans un premier temps, proposé une lecture du texte avec l'équipe encadrante, Fafa, Nicole et Béa, et nous avons partagé le texte avec les artistes complices du projet. Pour le moment, nous faisons des essais avec des « zones micro » où le texte est en libre proposition : celles et ceux qui en ont envie viennent le lire. C'est une première façon d'aborder le rapport à l'écriture. L’assertion « On veut » et la question « qu'est-ce qu'on veut ? » constituent le point de départ d’un travail d'improvisation, et nous avons fait des battles de « on veut ». Je ne pouvais pas imaginer ce qui allait se passer, et tout le monde s'est engagé dans le « on veut » de manière si entière ! Nous avons découvert, avec Fafa et l'équipe, qu'il y a un désir immense chez les comédiens, ils veulent énormément de choses, non seulement dans leur histoire personnelle, mais aussi d'un point de vue plus politique. Pour le moment, ce qui germe est assez surprenant. Dans le dispositif au plateau, nous imaginons donc garder des formes d'improvisation et des moments de lecture très simples. Nous explorons également le rapport à l'écriture, sur de grands panneaux au plateau, chacun étant libre d'écrire ce qu'il souhaite, ce sont dès lors des « on veut » qui s'exposent dans l'espace.
Fafa Serres - C'est tellement étonnant, tout ce qu'ils arrivent à dire. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’étais sceptique, mais je me demandais vraiment si nous allions parvenir à faire sortir leurs désirs. En effet, puisque nos actrices et acteurs en situation de handicap sont assistés continuellement dans leur vie - ils ne connaissent que l'assistanat -, il a fallu un peu de temps pour que tout se mette en place pendant les répétitions, mais, à présent, on ne peut plus les enlever du micro ! (rires) Des hommes ou des femmes, qui, dans la vie de tous les jours, ne parlent pas de leurs désirs et, surtout, ne prennent pas d'initiatives, courent soudain vers le micro pour s’exprimer ! Une jeune parmi les 19 interprètes dit à un moment : « on veut être en couple »... Bien, on verra comment sa mère réagira ! (rires) Alors, c'est drôle, bien sûr, mais c'est aussi, et surtout, très touchant.
Voici un bel exemple concernant l’intimité, voulez-vous en partager un autre touchant à la sphère politique ?
Fafa Serres - Ah oui, nous en avons des pages entières même ! Paco, un jeune porteur de trisomie, a exprimé de nombreux « on veut » en improvisation. Je vous les livre tels qu'il les a dits : « On veut : ne pas mourir, pas la guerre, être vivant, du respect, de la liberté d'expression, parler, bouger, être des ados, être libre, ne pas pleurer, des caresses, de la tendresse, de l'amour, pas d'argent, être utile, ne pas être exploité, pas d'extrémisme sauf l'apéro, faire la fête, faire l'amour, rigoler, faire des tartines de chocolat, avoir des enfants, être enceinte, connaître des êtres légendaires, connaître Arthur Rimbaud, etc. »
Brigitte Négro – C’est Paco qui, l'année dernière, était si présent sur l'écriture au fond de la scène, que nous lui avons confié l’organisation dramaturgique des dessins. Cette année, il passe du pictural à quelque chose d’un parolier, et il est assez prolixe. Nous sommes même obligées de lui demander de céder de passer le micro aux autres (rires). Sa vision du « on veut » est très large, incluant d’ailleurs aussi ce qu'il ne veut pas, et il n'est pas le seul à dire ce qu'il ne veut pas. On remarque aussi que la question de la sexualité apparait fortement. Nous avons plusieurs « on veut faire l'amour », c'est beau à recevoir.
Quelle scénographie envisagez-vous pour partager ces désirs ?
Brigitte Négro - J’ai fait part à Jean Varela et François Pontailler de la Bulle Bleue de notre envie d'intimité avec le public, une intimité encore plus fine que celle que nous avions proposée l'année dernière aux Micocouliers autour de la question du paysage et des espaces. Cette année, j'ai envie de faire l'expérience de l'intime avec le spectateur, voire d'interactions avec le public, d’autres formes d’exposition des corps. Nous envisageons donc un dispositif scénique articulé autour d’une question centrale : qu'est-ce qu'un corps qui s'expose et qu'est-ce qu'un corps qui se cache ? Fort de ce texte, il me semble intéressant de travailler la face, le frontal, mais aussi le dos, ce qui est derrière, la partie cachée du corps. Je souhaite sonder ce que nous cachons, autant que ce que nous exposons, et pourquoi nous le cachons ou l'exposons. C’est ce que la scénographie veut mettre en valeur. La création musicale, que signera Bertrand Wolff, qui est venu voir de nombreuses répétitions, fait également le pari de participer de cette « communion ».
Faites-vous de nouveau appel cette année à des acteurs ou collaborateurs extérieurs à L’Autre théâtre ?
Brigitte Négro - Nous voulons en effet continuer à creuser le mélange des pratiques. L'année dernière, il y avait deux danseurs extérieurs sur le plateau, et il y en aura de nouveau cette année. La rencontre entre différentes compétences et le croisement entre des univers variés sont des éléments précieux que je défends résolument. Ce qui en émerge est très beau. L'année dernière, des spectateurs m’ont même dit que, par moments, ils ne savaient plus trop qui était qui, et que, de toute manière, ça ne comptait même plus, que tout se passait ailleurs. Par ailleurs, pour le moment, Lorenzo Dallaï m'accompagne en collaboration et assistanat, mais il n'est pas exclu qu'il soit au plateau, notamment sur la question de la parole. Nous avons de très belles rencontres de contact sur les matières de corps cette année, avec ce texte, qui m'a donné envie de travailler sur les appuis : comment s’appuie-t-on les uns sur les autres ? Comment entrons-nous en contact ? Nous travaillons donc beaucoup de duos, de trios, de mouvements de groupe.
C’est la troisième création que vous concevez pour L’Autre Théâtre ; comment a selon vous évolué le groupe ?
Brigitte Négro - Nous avons pu installer un solide rapport de confiance avec le groupe, et poser un cadre artistique dans lequel nous pouvons faire des tentatives et aller loin dans l'expérimentation. Cette année, j'ai la sensation que nous allons très vite au cœur des choses, au cœur du sujet, et que nous pouvons nous permettre plus d’initiatives, à la fois dans le rapport au groupe et le rapport à l'équipe encadrante. C'est précieux, notamment en ceci que, si de nouvelles personnes intègrent le groupe, il y a un noyau accueillant pour les réceptionner.
Fafa Serres - Si nous accueillons de nouveaux acteurs, c’est notamment parce que certains anciens ont intégré la Bulle Bleue. De plus en plus, L'Autre Théâtre est un tremplin vers la Bulle Bleue, c'est un lieu de préprofessionnalisation pour certains, et c'est un lieu aussi de repérage pour la Bulle Bleue.
Brigitte Négro - Quand je travaille avec L'Autre Théâtre, j'y insuffle un véritable enjeu de processus de création. Je travaille avec eux comme je travaillerais avec n'importe quelle équipe ; même si c'est parfois complexe, je fais le pari de l'exigence artistique.