Ismène - Création PCM2023
Carole Fréchette, voulez-vous nous raconter l’histoire de l’écriture de ce texte ?
C. F. : Elle s’est déroulée en trois temps. La première impulsion m'est venue d'une invitation de la part d’une comédienne qui donnait, à Montréal, un atelier de théâtre à de jeunes femmes en difficulté. Elle les faisait travailler sur des personnages féminins du répertoire, et, vers la fin de l'atelier, elle leur demandait d'écrire une lettre à l’une de ces figures. Elle a eu l’idée de proposer à quelques autrices de répondre à l'une ou l’autre de ces lettres en se mettant à la place du personnage. J'ai trouvé l’idée très belle et j'ai immédiatement accepté de ma lancer. Une lettre était prête, adressée à Ismène. J’ai dit : Ismène? D’accord.
Je connaissais le personnage, bien sûr, mais je ne m'étais pas particulièrement intéressée à cette figure, somme toute secondaire dans la pièce de Sophocle. J’ai retrouvé ma vieille version d’Antigone et, pour la première fois, je l’ai lue en prêtant attention à Ismène, et en regardant les situations de son point de vue. Dès les premières pages, j'ai été choquée par l'intransigeance d'Antigone, par l'ultimatum qu'elle lance d'emblée à sa soeur, par le fait qu'elle ne l’écoute pas du tout. Je me suis fort identifiée à Ismène et j’ai eu un vrai coup de cœur pour cette jeune femme hésitante. La missive d’Émilie, la participante à l’atelier, disait : « Chère Ismène, tu as eu raison. Ça ne vaut pas la peine de mourir pour ses idées. La mort, je l'ai vue de près, je peux te le dire, ça n’en vaut pas la peine. », et elle finissait par : « Je m'inquiète pour toi. » Alors, en tant qu’Ismène, j'ai commencé ma réponse par : « Merci de t'inquiéter. Il y a si peu de gens qui s'inquiètent pour moi. » Cette lettre à Émilie, écrite dans l’urgence, contenait les bases de ce que j'ai développé par la suite. Il y était question du rapport d’Ismène à sa sœur et de tout ce que l'on ne racontera jamais à son sujet. J’ai été très remuée par l’exercice et je me suis dit que je n’en avais pas fini avec ce personnage. Peu de temps après, j'ai été invitée par le festival le Paris des Femmes à écrire une courte pièce d’une demi-heure pour l’édition qui avait pour thème « crimes et châtiments ». J’ai saisi l’occasion de faire un autre bout de chemin avec Ismène, elle qui a demandé un châtiment pour un crime qu’elle n’a pas commis... J’ai su tout de suite que je ne voulais pas en faire une jeune femme d’aujourd’hui. Je voulais donner la parole à l’Ismène antique, intemporelle, celle qui n’a que deux petites scènes dans la pièce de Sophocle pour s’exprimer. Je voulais la sortir des limbes du théâtre et l’amener devant nous. J’ai imaginé ce qui se passait dans sa tête pendant les deux échanges avec Antigone, puis avec Créon, et aussi ce qui s’est passé pour Ismène « entre » ces deux scènes, pendant qu’Antigone mettait son projet à exécution, pendant que Créon cherchait les coupables. J’ai traité la pièce de Sophocle quasiment comme un document historique, en demeurant au plus près des mots prononcés. Après la présentation au Paris des Femmes, je n’étais pas encore prête à quitter Ismène. Plusieurs pistes m’étaient apparues en cours d’écriture, que je n’avais pas pu explorer en raison de la limite de temps. Je l'ai laissée de côté pendant un bon moment, occupée à d’autres projets, et puis j’y suis revenue. En cours de travail sur cette nouvelle mouture, je suis tombée sur un article d'une universitaire américaine qui avançait une hypothèse étonnante, à savoir que c’est Ismène qui aurait fait le premier enterrement, celui qui s’est passé pendant la nuit et dont les gardes n’ont pas vu le ou la coupable. Une hypothèse invérifiable, évidemment, mais tout à fait plausible. Cette idée m’a d’abord choquée, puis complètement fascinée. Bouleversée, même. Je ne pouvais plus m’en détacher.
Marion Coutarel, d’où vous est venue l’envie de monter ce texte et quels en sont selon vous les enjeux ?
M. C. : La première fois que j'ai entendu ce texte, c'était dans une petite galerie à Montpellier, il y a quelques années pour le festival Magdalena. J'avais donné une carte blanche à Mama Prassinos, qui en a fait une lecture d’une trentaine de minutes. En l’entendant, j'ai été frappée par la puissance émotive de réception du public. C’était un moment de grâce, de ceux qui renforce ma croyance dans le théâtre. Quelques temps après, j'ai revu Mama et lui ai proposé de travailler ensemble pour en faire un spectacle. Nous avons alors contacté Carole Fréchette, que Mama connaissait bien, et lui avons proposé d'aller plus loin et de porter ce texte au plateau. L'aventure d’Ismène était lancée.
D'où le fait que vous avez évolué en trio par la suite... Comment avez-vous collaboré toutes les trois, en tant qu’autrice, comédienne et metteuse en scène ?
M. P. : Lors de ma lecture dans cette petite galerie, j’avais les quelques premières pages que je trouvais absolument extraordinaires que Carole avait déjà modifiées du texte initial. Mais pour cette lecture ce n’était pas suffisant, il fallait bien lire quelque chose, alors j'ai bidouillé (rires), j'ai pris le début qu'elle avait donc réécrit et la fin de cette première version existante pour en faire un objet de 25 minutes en ne lui demandant même pas son avis. C’était absolument magique et, comme Marion voulait continuer le travail, j'ai appelé Carole en lui disant qu'il y avait une metteuse en scène formidable qui avait envie de faire quelque chose avec ce texte. Carole a accepté avec enthousiasme et s'est remise à travailler sur une nouvelle version. Elle a continué à partir de ces premières pages réécrites et a tout repris depuis le début pour construire cette pièce, qui est maintenant un vrai objet de théâtre, et qui dépasse l’histoire entre Ismène et Antigone. Carole a fait bien plus que « remplir les blancs entre deux scènes ».
M. C. : L'écriture s'est faite évidemment avec l'autrice, qui écrit, de son côté, et lors des périodes de résidence, nous étions tous les soirs en visio avec Carole. Nous débattions de certains passages, elle modifiait, elle ajoutait, nous ajustions, elle enlevait, nous adaptions, etc. Nous nous sommes aussi replongées dans les différentes traductions de Sophocle, c'était véritablement un travail de mot à mot. Nous nous interrogions sur des détails, mais qui n'en sont finalement pas puisque l'écriture de Carole est très organique, très musicale, avec des répétitions, des échos... Pour Mama, il s'agissait de donner corps et voix à cette écriture.
M. P. : L'année dernière, avec Béla Czuppon à la Baignoire, lieu d'écriture contemporaine à Montpellier, nous avons organisé un moment autour de l'œuvre de Carole qui est alors venue du Québec pendant trois semaines. Nous avons retravaillé sur Ismène à la table, Marion, Carole et moi, dans le but d’en présenter une lecture. A l’issue de cette lecture, Carole a encore creusé, inventé, n'a cessé d'aller de plus en plus loin avec son personnage et avec cette histoire. C'était un très long processus : je ne saurais dire combien de versions j’ai lu de cette pièce (rires). Dans l’écriture de Carole, j'ai l'impression de respirer sa musique avec elle, je suis attachée à sa langue. En tant que comédienne, c'est une rencontre primordiale dans ma vie.
Ismène est un personnage tragique de l'ombre, mais qui, précisément parce qu'il est dans l'ombre, pointe assez finement des questions de nuances entre héroïsme et anti-héroïsme – et portées par des figures de femmes - ; comment les avez-vous abordées ?
M. C. : Au fil des répétitions se sont dessinées trois Ismène : l'Ismène réelle, celle qui parle directement au public rassemblé pour entendre cette parole ; l'Ismène imaginaire, celle qui porte en elle les deux scènes écrites par Sophocle ; et l'Ismène symbolique, qui traverse les plateaux de théâtre depuis 450 ans av. J.C. Ces trois Ismène s’entremêlent tout au long de la pièce. Il y a des dialogues de Sophocle qui sont rejoués ; le rapport direct au public, et les échappées d'Ismène, qui, aujourd'hui encore, se demande ce qu'elle a fait. Les trois Ismène se répondent au fur et à mesure de la pièce. En ce sens, bien que ce soit évidemment un monologue, j'ai l'impression que ça ne l’est pas...
M. P. : En 2017, quand j'ai rencontré Carole à Montréal, elle travaillait sur la figure d'Ismène, ce personnage dans l’ombre, que l'on voit moins, le second rôle, ça m'a tellement ému... Pour moi, cette pièce majeure de Carole touche à de nombreux sujets qui traversent toute son œuvre. En répétant, quand Marion a émis cette perception des trois Ismène, nous avons toutes trouvé cela très juste. Nous avons décrypté à quel moment Ismène la tragédienne sort des limbes du théâtre pour se raconter, et l’Ismène réelle qui est dans « l’ici et maintenant », ainsi que l’Ismène symbole, qui raconte sa place à elle dans l'Histoire. Nous essayons de mettre en place ces trois moments, qui donnent en creux de la respiration, ce qui nous aide à faire émerger certains éléments du texte de Carole.
C. F. : Ensemble, nous avons beaucoup réfléchi à la position d’Ismène, qui n’est pas confortable. Ni glorieuse. C’est risqué de valoriser la parole de la non-héroïne (surtout aux côtés de la figure héroïque immense qu’est Antigone). Et c’est déchirant, car une part de moi reconnaît bien sûr le courage d’Antigone et l’importance de son geste, mais une autre part se retrouve bien davantage dans l’hésitation d’Ismène et dans sa volonté d’éviter la confrontation et de préserver la vie. Ce questionnement sur la radicalité, l’intransigeance, sur la nécessité des gestes de rupture et des actes sacrificiels se retrouve dans d’autres de mes pièces, notamment dans Je Pense à Yu qui porte sur le geste de trois jeunes hommes qui ont projeté de la peinture sur une photo de Mao pendant les événements de Tian’anmen, ce qui leur a coûté 17 ans de prison! Tout en étant admirative de ce type de courage, j'avais envie de donner la parole et de rendre de la dignité à un personnage qui cherche comment empêcher l’irréparable et qui veut « arrêter le cycle des morts ». Pour moi, l’une des phrases-clef de la pièce est : « Où se trace la ligne entre compromis et lâcheté ? » Cette question se pose bien sûr sur le plan géopolitique, mais aussi dans nos vies de tous les jours. Quand faut-il tenir tête à tout prix et quand faut-il lâcher prise ? Il y a aussi des enjeux féministes dans la pièce. Sophocle fait dire à Ismène : « N'oublie pas que nous sommes des femmes, que nous ne sommes pas nées pour lutter contre des hommes. » De cela aussi, nous avons beaucoup discuté! Je ne peux vous dire combien d'heures j'ai passé devant cette phrase à me demander ce qu’il fallait en faire. Fallait-il simplement l’ignorer ? Malgré le malaise qu’elle peut provoquer aujourd’hui, j'avais envie de m'y confronter. Bien sûr, je ne l’endosse pas telle quelle. Je ne crois évidemment pas que les femmes ne doivent pas « lutter contre les hommes » mais lorsque, plus tard dans la pièce, Ismène revient sur cette affirmation et demande « Si nous (les femmes) ne préservons pas la vie, qui le fera ? Certainement pas nos frères !», je trouve que la question mérite d’être posée. Et si cela provoque des débats, tant mieux!
Dans le cadre de Warmup d’automne 2022, vous avez présenté une étape de création en plein air : que vous a apporté cette expérience de mise à l'épreuve du public, notamment dans votre façon d'appréhender votre mise en scène dans le magnifique bassin du Domaine d'O ?
M. C. : Ce qui était intéressant dans cette cour intérieure, avec un dispositif très simple : micro, pupitre et verre d'eau, comme pour une conférence, c'était d’observer que les interactions et la porosité avec le vivant renforçaient comme nous le souhaitions la puissance de cette parole brute. C'est d’ailleurs souvent le cas dans l'espace public. Par exemple, il y avait deux pigeons et nous imaginions d’un coup les deux gardes de la pièce ; c’est toute la poésie du plein air. Il faut dire aussi que nous n'étions pas sur un rond-point (rires). L'actrice, elle aussi attentive à tout cela, a renforcé cette puissance de réception émotive dont je parlais tout à l'heure, c'est très précieux. Le cadre du bassin est splendide, avec le mur de pierre, les colonnes, la forêt en fond : c’est toute une projection qui ouvre l'imaginaire, et qui est intemporelle. On pourrait être 450 ans av. J.C. mais aussi en 2023 au Printemps des Comédiens. C'est l'écrin qu’il nous fallait et qui nous soutient. Dans le bassin, nous allons fermer l'espace et le délimiter en demi-cercle, comme un amphithéâtre, pour limiter la jauge afin de garder ce rapport à l'intime où la parole d'Ismène peut résonner comme une confidence. On a l'impression qu'elle parle à chaque spectateur. Ensuite, il y a un dispositif que je préfère tenir secret pour en faire la surprise au public. Le spectacle commence de façon simple, comme une conférence, et ensuite quelque chose nous emmènera dans la fiction, dans les limbes du théâtre, ailleurs.
Propos recueillis par Mélanie Drouère, le 31 janvier 2023
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© Marie Clauzade
