MD : Les trois textes sur lesquels s’appuie cette pièce sont de registres très différents, entre le récit autobiographique, le journal intime et la correspondance. Comment avez-vous choisi et articulé ces écrits ?

 LM : Les textes ont fait l’objet de « rencontres » : nous connaissions déjà les auteurs, certains depuis très longtemps. Rana Issa nous a envoyé un article, comme elle le fait régulièrement. Rabih et moi avons adoré ce texte et avons pensé qu'il serait très intéressant de le transposer sur scène. Par la suite, nous avons imaginé qu’accompagner le texte de Rana d'autres textes pourrait faire sens. Nous avons alors pensé à un texte que Bilal Khbeiz nous avait envoyé il y avait bien longtemps, et qui fonctionnait parfaitement avec le texte de Rana. Nous en voulions un troisième et avons pensé à Souhaib Ayoub qui souhaitait travailler avec nous et dont l'écriture nous plaît. Nous lui avons proposé d'écrire l’un des volets de la pièce.

Il faut ajouter que, l'année dernière, à Vidy-Lausanne, Vincent Baudrier nous avait expliqué que 2023 marquait le 100ᵉ anniversaire du Congrès de Lausanne, qui avait décidé de la situation de plusieurs pays du Moyen-Orient. À cette époque de nombreux traités étaient signés : Balfour, Sykes-Picot, Lausanne, etc. Ce 100ᵉ anniversaire était donc celui du moment où les grandes puissances se réunissaient avec la Turquie pour décider de la division du Moyen-Orient, qui aurait droit à quoi, ce qui a eu un impact géopolitique immense sur la région, qui la marque encore. C'est également à partir du contexte de la révolution au Liban de 2019 que Rabih et moi avons commencé à réfléchir à ce que nous pouvions présenter. Nous avons réalisé que les trois textes exprimaient de manière à la fois indirecte et directe la situation complexe de ces pays, à l’issue non seulement de ce que des forces coloniales avaient décidé, mais aussi du fait de nos propres erreurs en tant que régime, en tant que société, en tant qu'individus. Ces textes racontent les histoires de personnes qui sont affectées par des décennies, voire des siècles de problèmes qui s'amoncellent et se complexifient les uns les autres.

 RM : L'idée originelle de notre projet était d’ailleurs d’organiser un « sommet contraire » : dans le Congrès, il y a 100 ans, les super-puissances déterminaient le futur de notre région, et nous voulions faire l'inverse avec une proposition au sein de laquelle nous aurions invité des artistes, activistes, historiens, philosophes, queer, etc. représentant les pays absents des négociations à l’époque à concevoir une conférence artistique.

MD : Votre esthétique est encore une fois très épurée : qu’est-ce qui a présidé à vos choix scénographiques ?

RM : La radicalité et l’épure ne sont en effet pas nouvelles dans notre travail, parce que nous essayons toujours d’interroger, de défier notre propre pensée : les formes que nous utilisons veulent questionner le théâtre-même. Qu'est-ce que le théâtre ? Comment faire du théâtre aujourd'hui ? Dès les premières réflexions, Lina et moi avons senti que les trois textes devaient être séparés. Ces trois textes fonctionnent comme trois pièces distinctes que nous imaginions d’ailleurs jouer sur trois soirs séparés. Finalement nous les avons présentées comme un triptyque pour une seule soirée, mais ce sont en réalité trois « morceaux » qui se font écho les uns aux autres. Les solos sont en réalité des duos. L'acteur ou l'actrice a toujours un médium pour l’accompagner. Le premier est la musique, en dialogue avec le texte de Rana. Le deuxième, avec Lina, c'est l'audiovisuel, le travail des images sur scène. Et pour Souhaib, le troisième, c'est le mouvement corporel. Nous avons essayé de créer un langage spécial pour lui avec le corps, dans ce vide du théâtre, un espace avec le langage, incluant le surtitrage.

LM : Au-delà de l'épure, je pense que, dans chaque travail, nous focalisons sur un élément que nous exploitons. Dans Biokhraphia, nous avions navigué sur l'idée d'un dialogue, mais l'on ne sait plus si c'est un dialogue ou un monologue. Dans 33 tours et quelques secondes, c'était une scénographie ultra-réaliste, mais il n'y avait pas du tout d'acteurs sur scène. A côté de cet élément « poussé à bout », nous éliminons autant que possible les autres éléments théâtraux. Nous confrontons aussi souvent le théâtre à un médium complètement hors de lui. Par exemple dans looking for a missing employee, il s’agit des journaux quotidiens. Cette confrontation nous permet de poser des questions : quelles autres formes ou narrations émergent-elles de cela ? Qu'est-ce qui explose ? Qu'est-ce qui perdure, mais d’une autre manière ?

RM : Les trois auteurs sont libanais et ont été obligés de quitter le Liban pour différentes raisons. Leurs trois textes portent sur cette expérience, le passé et la nouvelle vie en exil, à l'étranger. Nous ajoutons à ces trois textes quelque chose de notre vie, notre point de vue sur l'exil.

LM : Ceci étant dit, notre focus n'est pas l'exil. Rana parle de la situation de la femme dans les pays arabes ultra traditionnels et conservateurs, en particulier dans les camps de réfugiés au Liban, d’autant plus qu’elle parle d’une femme pauvre, et déjà réfugiée de Palestine au Liban. Il y a donc l'exil de sa grand-mère vers le Liban, puis son propre exil vers Oslo. Mais ce n'est pas uniquement l'exil qui nous intéresse, mais avant tout une déconstruction critique de la société patriarcale de chez nous, de la société politique, raciste et intolérante. Souhaib parle de son exil en France, mais il parle surtout de sa ville natale, Tripoli. Les problèmes de Tripoli, l'islamisme à Tripoli, les contradictions de Tripoli, l'histoire de Tripoli, les visages contradictoires de Tripoli, qu'il continue à penser, réfléchir et vivre dans son exil. Que devient le pays quand on est en exil ? Et que devenons-nous ? Que devient notre relation au pays où l'on vit à présent et à notre pays d'origine ? Quant à Bilal, bien que ce soit un texte très personnel, il ne raconte pas une histoire personnelle, c'est une réflexion politique et philosophique sur ce que signifie être en exil. Qu'est-ce que l'on perd politiquement en général ? Non pas parce que l'on est maltraité, que l'on souffre de discriminations mais parce que, au-delà de ça, l'exil en soi ne peut être que discriminatoire, d'une manière ou d'une autre, et quel que soit l’âge auquel une personne est exilée. Je connais des gens qui ont quitté leur pays très jeune, qui ont étudié à l'extérieur et qui arrivent à s'intégrer beaucoup plus facilement que quelqu'un comme Bilal, qui a dû quitter son pays à l'âge de 50 ans. Il parle aussi de l'espace public, comme Rana, c'est très intéressant. Rana dit que lorsqu’elle s'est retrouvée à Oslo, elle était comme une analphabète, puisqu'elle ne comprenait pas la langue, et a été de fait exclue de l'espace public. Elle entend « espace public » au sens de l'espace de conversation et de discussion et de discours politique. Et c'est cela qui, de fait, est le plus douloureux, même si l'on apprend énormément à propos du nouveau pays dans lequel on est reçu, c'est insuffisant. Si j'avais décidé d'aller en France, un pays que je connais très bien, il y aurait quand même eu quelque chose que je n'aurais pas vécu et que je ne connaitrais pas et auquel je ne pourrais pas participer à l’instar d’une Française. Pourtant, nous sommes aujourd'hui des citoyens du monde, ce sont les mêmes politiques qui régissent le monde. Nous dépendons les uns des autres. C'est incroyable, ce paradoxe !

MD : Comment vivez-vous cette situation vous-mêmes, puisque vous êtes désormais installés en Allemagne ?

LM : Nous sommes privilégiés. Nous avons choisi de partir à un moment où le pays allait relativement bien. Nous étions encore dans l'illusion que Liban allait plus ou moins bien, qu'il n'y avait pas d'urgence. Nous n'avons pas été obligés de partir, comme Bilal et Souhaib, ou la grand-mère de Rana. Nous avons choisi d'aller vivre à Berlin parce que nous avons adoré Berlin, j'ai senti qu’elle aurait pu être ma ville natale. Un peu comme quelqu'un qui naît femme et qui dit « non, moi je suis un homme. Pourquoi suis-je née femme ? ». Il y a quelque chose que j'admire dans cette ville, dans son rapport à son histoire, tellement digne, qui assume sa responsabilité. Je trouve que ce n'est pas le cas partout dans le monde, et surtout pas au Liban.

RM : Ça n'a pas trop changé notre travail : nous étions déjà obligés de voyager souvent à l'étranger pour présenter nos pièces avant de partir à Berlin. Nous travaillons à la maison, mais la maison peut être n'importe où. Nous n'avons pas de compagnie, nous travaillons en tant qu’individus, Lina et moi, Lina seule, moi seul, parfois nous deux avec des amis. Ce n'était pas un grand changement ou une séparation radicale. C'était une décision incertaine au début, nous n'étions pas sûrs de quitter le Liban, et puis nous avons visité Berlin et avons décidé d'y rester.

MD : Comment avez-vous choisi les interprètes ?

LM : Nous avons eu l'idée tous les deux, comme un éclair, que Raed Yassin serait excellent pour cette scène et ce texte. Effectivement, la question se pose puisque c'est un homme qui transmet ce texte de femme. Mais, bien sûr, il ne fait pas semblant d'être une femme, il dit « je » en tant que femme mais il ne joue pas la femme. Et il est très masculin, très méditerranéen, nous en avons joué dans la scène où il enlève sa chemise. Nous ne voulons pas nier que c'est un homme qui transmet ce texte. Je suis à la fois tout à fait d'accord au sujet de la place que les femmes et toutes les minorités doivent prendre, peuvent prendre et qu’elles possèdent cette parole, mais dans le même temps, je m’oppose à des tendances extrêmes qui s’imaginent qu'il n'y a aucune entente possible. Un jour, on m'a proposé d’effectuer un travail de traduction sur une poétesse américaine noire, et j'ai senti que j'étais incapable de le faire : j'ai admis que je ne connaissais pas la situation des femmes noires aux États-Unis, mais, dans ses poèmes, il y avait des sensibilités communes qui m'ont touchée. C'était important pour nous de dire qu'un homme pouvait passer ce texte, que ce serait un bon exercice pour les hommes de s'essayer à dire ces textes féminins. Par ailleurs, nous connaissons Raed depuis très longtemps, nous connaissons son histoire : il a perdu son père très jeune, sa mère a élevé seule trois enfants, comme la mère de Rana Issa (auteure). Sans avoir fait l'expérience de la prostitution, Raed a été extrêmement sensibilisé aux conditions de la femme, au quotidien chez lui avec sa mère. Comme le disait Rabih, c'est un peu comme le contraste entre le texte et la musique : ce n'est pas une musique qui accompagne mais, au contraire, qui s'entrechoque avec le texte. Le fait que Raed soit un homme se confronte avec le fait que le texte soit un récit féminin et féministe. Pour nous, c'est important de faire apparaître cette distanciation à la Brecht qui permet aussi de réfléchir autrement, politiquement, culturellement et de ne pas être seulement dans l'émotion. Nous n'effaçons pas l'émotion, mais nous ne voulons pas seulement miser sur elle.

RM : Nous nous sommes posé beaucoup de questions en amont : qu'est-ce que cela veut dire : un homme ? Qu'est-ce que veut dire : jouer un rôle de femme ? Il s'agissait d'éviter de tomber dans un piège en utilisant un homme pour occuper une parole de femme. Pendant les répétitions, nous avons découvert que le texte de Rana en tant que femme envahissait Raed en tant qu'acteur masculin. C'est la même chose pour le rôle de Lina avec la lettre de Bilal Khbeiz (auteur). Lina utilise le « je » devant le public à qui elle lit la lettre que Bilal a écrite. Il s'agit de partager le discours. Quant à Souhaib Ayoub, c'est différent, il a écrit un texte d'autofiction et il le joue sur scène.

Propos recueillis par Mélanie Drouère et Adèle Mignard, le 10 mai 2023

__

© Nora Rupp