Entretien avec Laetitia Spigarelli
Histoire(s) de Larmes
Création
Laetitia Spigarelli, vous êtes comédienne et réalisatrice ; qu’est-ce qui vous a donné envie de vous frotter au plateau avec Histoire(s) de Larmes, votre première mise en scène ?
Tout est parti d’une performance que j'ai présentée à Pantin en juin 2022, qui s'intitulait déjà Histoire(s) de Larmes. J'ai toujours beaucoup aimé le théâtre. Lorsque j'ai intégré le Conservatoire, je voulais faire du théâtre, pas forcément du cinéma. Et la vie fait son œuvre (rires), mais je reste profondément attachée à cet art. Ce n'est pas évident de me lancer dans une mise en scène. J’ai peur. Parce que, pour moi, il y a quelque chose de sacré dans le fait de se réunir, tous. À chaque fois que le spectacle va commencer, nous serons à l'endroit d'un fol espoir ! C’est aussi, concrètement, grâce à Vincent Macaigne qui a invité Eric Bart à cette performance, que j’ai pu entrevoir la possibilité de cheminer vers une création théâtrale. J'ai eu beaucoup de chance.
Le champ lexical que vous utilisez pour parler de la naissance de ce projet est du registre émotionnel : peur, chance, espoir, et donc en phase avec le cœur du sujet de votre pièce, puisque votre projet s’attache à prendre de front les émotions.
Tout à fait. Moi-même, je suis traversée par de nombreuses émotions. Il me semble que nous faisons l'impasse sur de nombreuses choses qui nous adviennent, et que nous essayons généralement de vivre en en cachant tout l’aspect émotif. Cela ne signifie pas qu’à l’inverse, il faille s'y engouffrer, s’écouter de manière égocentrée en permanence, mais je crois malgré tout que nous sommes violents avec nous-mêmes en cet espace de vulnérabilité. Nous cherchons sans cesse à le « domestiquer ». Je crois qu'il faut parvenir à lui laisser une place, sans laisser pour autant les émotions nous enfermer, nous envahir, nous subsumer, nous manipuler. Juste : les écouter. J'ai moi-même parcouru ce trajet, intimement, et je pense que le théâtre est l'endroit pour en parler. J'ai donc envie de faire cette expérience : créer et jouer depuis cet état particulier. Je pars des larmes parce que c’est là un moyen d'entrer dans le champ de l'émotion par le biais d’une forte manifestation physique. J'ai un sur-moi qui a tendance à me dicter de ne pas pleurer tandis qu’en tant que comédienne, il faut avoir, provoquer des émotions, il faut avoir des larmes. C’est toute la polarité des larmes, et ça m'amuse d'en parler.
Quand vous dites que vous avez traversé intimement ce parcours, entendez-vous ce paradoxe entre une résistance à ces émotions et une envie de les révéler ?
Oui, il s'agit d'accepter ce qui arrive. Mais aussi de regarder et d'écouter. Écouter sans juger. Dans le monde actuel, nous avons des idées, beaucoup d'idées sur tout, ce que l'on doit et ce que l'on ne doit pas faire, ce qui est bien et ce qui n'est pas bien, etc. Notre posture est en permanence celle du jugement, de la critique, position qui nous coupe de toute une partie de la vie.
Dans le titre Histoire(s) de Larmes, il y a un « s » entre parenthèses à Histoire. Est-ce à dire que vous convoquerez plusieurs histoires individuelles de larmes, en même temps qu’une grande Histoire des larmes ? Que signifie ce titre pour vous ?
Quand vous dites « grande histoire des larmes », je vois une histoire de l'humanité. J'ai l'espoir qu'à travers plusieurs petites histoires dans le spectacle, l’on puisse atteindre tout le monde, que chacun se sente concerné. Et, bizarrement, il faut absolument passer par l'individuel pour tenter d’en arriver là. C'est le pari de notre travail : passer par le personnel pour pouvoir parler à tout le monde et rejoindre la grande histoire, pas celle apprise dans les livres, non, mais celle de l'intimité. Toutes ces émotions que nous traversons à notre échelle, et que l'humanité n'a de cesse de traverser depuis des millions d'années.
Comment travaillez-vous le texte ?
J'en écris une partie, et d'autres seront écrites par les autres interprètes, comme Pauline Lorillard, et Francesco Spaziani. Je cherche... En ce moment, je prépare un film où j'interviewe des hommes, des acteurs, sur le rapport à l'émotionalité, aux larmes, sur scène et dans la vie. Au début, j'ai cru simplement chercher l'acteur qui me manquait, et peu à peu c'est devenu une fresque de plein d'hommes, que traverse l’idée d'un projet sur les amours que l'on garde toute la vie... C'est une piste parmi d'autres.
Pour le moment, j'apprends. J'ai écrit certains textes, mais puisque c'est ma première création, peut-être tenterons-nous des improvisations. Nous allons aussi utiliser le texte de La Mouette de Tchekhov. J'avais fait un petit film là-dessus, sur le fait de jouer cette scène injouable, qui s'amusait de l'injonction à pleurer (rires). C'est un peu comme une dictature de l'émotionnel, cette injonction à pleurer alors que nous sommes traversés par une autre émotion.
Que pouvez-vous dire à ce jour de vos intentions scénographiques ?
J’ai envie de travailler sur le vide. Et sur le bricolage, en quelque sorte. La vulnérabilité, je l’aime aussi dans la matière. Je suis heureuse de travailler avec Philippe Gladieux, talentueux créateur lumière, car j’ai envie d’être en mesure de rendre l'espace « intérieur » par la lumière. J'aimerais ainsi que le public imagine une mer intérieure qui nous relierait tous, une idée qui rejoint celle de la grande histoire, qui unit toutes nos petites histoires. Le postulat est que toutes les larmes viendraient du même endroit, celui d'où l'on va apprendre à aimer, à perdre. Comment, en perdant nous apprenons à vivre, aussi. Nous avons une difficulté à accepter de perdre, dans un monde qui nous veut « gagnants ». Nous voulons toujours gagner, mais quand nous pleurons, nous sommes plus beaux, après. Le lendemain, en se regardant dans le miroir, on se rend compte que notre lumière brille.
La direction d'acteurs au plateau sera une chose nouvelle pour vous, comment l’envisagez-vous ?
D’un côté, cette dimension ne m’effraie pas, car j'adore diriger les acteurs en tournage. C'est merveilleux, un réel moment de partage. De l’autre, quand j'écris des scénarios, je sais ce que je veux : j'écris, je joue moi-même tous les personnages, et l’intention s’affine ; or là, c'est complètement différent. Et comme, parfois, je n'ai pas de mots, j'y vais physiquement et je crois que je vais garder ça dans ma méthodologie pour le spectacle. J'y vais sans paroles, je suis juste présente, je « m'incruste » dans la scène, en quelque sorte. Je me permets de faire un parallèle qui peut paraître décalé, avec le moment où j’ai eu le Covid : j’étais si démunie pour expliquer ce que je ressentais qu'au bout d'un moment, j'ai commencé à faire des massages (rires). Il ne faut pas en faire un concept du type : « diriger par le corps », ce n'est pas une marque de fabrique, mais j'ai remarqué que j'allais devoir inventer ma façon de diriger, et que celle-ci passe par la physicalité. Je vis vraiment cette expérience comme un ensemble – contenus, méthode, expérience, attitude, écriture, partage – autour de la vulnérabilité.
Propos recueillis par Mélanie Drouère, mars 2023
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© Mathieu Zazzo
