Entretien avec Laëtitia Guédon
Même si le monde meurt de Laurent Gaudé
Création Printemps des Comédiens 2023
Laëtitia Guédon, comment définirez-vous les grandes lignes identitaires de votre travail ?
Trois axes structurent mon travail : interroger nos inconscients collectifs par les prismes et questionnements des mythes, déplacer ces mythes par l'écriture et créer des écritures indisciplinées. L'écriture indisciplinée, c'est une écriture dans laquelle les disciplines sont poreuses - vidéo, musique, chant, danse, etc. -, c'est une façon de parler de mon métissage sans raconter stricto sensu mes origines. Ce qui m'intéresse particulièrement chez Laurent Gaudé, c'est qu'il est aussi un auteur de roman et je voulais travailler sur un théâtre-récit. C'est une « contrainte » que je lui ai proposée : travailler sur le théâtre-récit, l'épopée. Avec Penthésilé-e-s/Amazonomachie, ma dernière création pour laquelle j’ai commandé l’écriture à Marie Dilasser, le texte matériau était comme un grand monologue, un grand geste. Ici, Laurent écrit du théâtre comme il écrit ses romans.
Qu’est-ce qui vous lie à ce texte de Laurent Gaudé ?
Ce texte est le fruit d'une commande d'écriture, ce qui est très important car, en tant que metteure en scène, je ne fonctionne que par commandes d'écriture. J’ai fait le choix de ne travailler qu’avec des auteurs vivants, à qui je commande des textes, en leur proposant soit une thématique que j'ai envie de traiter, soit un enjeu que je souhaite aborder. Laurent et moi avions envie de travailler ensemble depuis longtemps. Je lui avais parlé de mon envie d’élaborer un grand cycle sur la question de la « fin » que j'avais amorcé avec l’adapation des Troyennes par Kevin Keiss. Dans mon travail, je pars souvent de mythes anciens, parce que je nourris une véritable passion pour la période antique, la Guerre de Troie, l'Iliade, l'Odyssée..., mais il m'arrive aussi de m’appuyer sur des mythes plus contemporains pour traiter de sujets très actuels : c’était le cas avec mon spectacle sur Jean-Michel Basquiat, ça l’est de nouveau avec celui-ci, tandis que ma prochaine création, à la Comédie-Française, se fondera sur une commande d'écriture à Claudine Galea autour de la figure d'Ulysse.
Qu'est-ce qui vous intéresse dans ce dispositif de commande d'écriture à des auteurs ?
Au cœur de mon travail, de celui de ma compagnie et de l’univers que je propose aux Plateaux Sauvages (nda - Laëtitia Guédon est directrice des Plateaux Sauvages, Paris), il y a ce fil rouge : une très grande appétence pour les écritures contemporaines. Je pense sincèrement que les auteurs sont les grands témoins de notre temps. Mon grand-père maternel était analphabète, ce qui explique sans doute que les livres aient pris une telle importance dans les générations suivantes de ma famille. Par ailleurs, j'aime bien qu'il y ait une contrainte formelle pour l'auteur à qui je passe commande. Ici, j’ai demandé à Laurent d'écrire pour les huit jeunes acteurs et actrices de l'AtelierCité, ce qu’il a fait, en participant par ailleurs à presque toutes les étapes du processus de travail.
Comment la troupe éphémère de l'AtelierCité qui constitue votre groupe d’actrices et d’acteurs fonctionne-t-elle ?
L'AtelierCité du ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie engage pendant 16 mois huit jeunes acteurs et actrices qui sortent des écoles supérieures de formation d'acteurs pour vivre une année et demie supplémentaire d'insertion professionnelle. Pendant cette longue session qui s'étend sur près de deux saisons de théâtre, ils font des stages, des rencontres avec des metteurs en scène, et s'intéressent au fonctionnement même d'une structure culturelle. À la fin de ce parcours, le CDN demande à un metteur en scène d'embarquer ces huit acteurs sur un projet. Il ne s'agit pas d'un projet de sortie d’école, mais d'un spectacle professionnel dans lequel le metteur en scène s'engage avec la même énergie que dans ses autres spectacles. Cette exigence d’entièreté est précisément ce qui m'a séduite dans cette proposition.
Les décors et les costumes sont également créés dans leurs ateliers de construction...
Avec ma compagnie, la Compagnie 0,10, nous avançons main dans la main avec le ThéâtredelaCité durant toute la création. Il y a une très grande implication du ThéâtredelaCité dans l’intégralité du projet, depuis le montage juridique jusqu’aux créations de costumes.
Je travaille avec certains créateurs avec qui j'ai l'habitude de travailler en compagnie, tels que Benoit Lahoz, mon créateur vidéo historique ou Amélie Vignals, scénographe que je rencontre pour cette création, mais j'ai aussi joué le jeu de travailler avec les permanents du ThéâtredelaCité, comme le créateur lumière Philippe Ferreira, le créateur son Joan Cambon et la créatrice costumes Nathalie Trouvé. Sur le plan technique, c'est une vraie rencontre entre nos deux maisons. Et bien sûr, le CDN est également très impliqué dans la construction, dans les espaces qui nous sont mis à disposition, dans toute la pensée du projet. Il n’en reste pas moins que, sur le fond du projet, j'ai carte blanche et tout cet ensemble est assez jubilatoire !
Quelle est la trame narrative de Même si le monde meurt ?
Laurent part d’un questionnement qu'il travaille depuis quelques années – bien avant la pandémie : l’enjeu de la fin du monde, que certains appelleraient peut-être l'apocalypse. De mon côté, je voulais interroger notre rapport à la « fin », de manière générale, et, par là-même, questionner notre rapport au commencement. Même si le monde meurt est une histoire avec huit figures qui composent une sorte de microsociété située dans un monde assez familier pour être le nôtre d’aujourd’hui. Ces huit figures se voient annoncer que la fin du monde est proche, qu'elle va advenir en une semaine, peut-être même 48 h. Le groupe reçoit cette information comme nous avons reçu le Covid, tout à la fois brusquement et étalé dans le temps ; la vie essaie donc de reprendre ses droits, un peu maladroitement, malgré cette nouvelle, mais le groupe, qui sort progressivement du déni, réalise que le monde va s'arrêter pour de bon. Nous ne traitons ni des causes de cette fin, ni la manière dont elle arrivera. Personne ne sait comment la fin va se passer, seulement qu’elle adviendra. Pendant toute la première partie du spectacle, nous suivons les réactions et les évolutions de ces gens qui savent l'heure de leur mort. Il y a des personnages de tous âges, des jeunes, celles et ceux qui n’attendront pas la fin du monde pour mettre un terme aux leurs, et une femme enceinte, qui comprend vite que si la fin du monde arrive, elle ne verra pas son enfant, et va donc s'employer à accélérer le temps… pour le faire naître.
Peut-on dire de Même si le monde meurt que c’est un récit fantastique ?
Dans la première partie, certains personnages vont se débarrasser des carcans sociaux étriqués, d'autres vont tomber dans ce qu'il y a de pire chez l'être humain. Certains restent stoïques, d'autres vrillent complètement. Cette première partie s’achève sur un compte à rebours, avec l'écriture haletante de Laurent qui nous plonge dans une temporalité qui accélère de plus en plus. C'est un compte à rebours assez kitsch, comme pour un nouvel an, mais appliqué à la fin du monde ! C'est lors de sa bascule dans sa deuxième partie que le spectacle se teinte un peu plus de la couleur fantastique de l’écriture de Laurent : que s’est-il passé ? qu’est devenu le monde ? dans quoi avons-nous basculé ? Avons-nous d’ailleurs basculé ?
Je n’en dirai pas plus, sinon que ce qui est très beau dans le texte de Laurent, c’est une certaine accélération du rapport à l'urgence et, en contrepoint, l’implacable importance de la vie.
Est-ce là la symbolique que porte cette fable ?
En effet, ce contraste entre un monde dont la fin semble se précipiter et la façon dont nous sommes accrochés à la vie est selon moi au cœur de ce récit. Contraste qui est d’ailleurs comme mis en abyme par la jeunesse des huit acteurs et actrices. Ils débutent leur vie professionnelle au sein d’un monde très dégradé et, dans le même temps, elles et ils sont des assoiffés de vie, d’expériences. Ça m'intéresse de voir comment, dans cette atmosphère qui pourrait être totalement macabre, la vie reprend ses droits, et ce dès la première partie avec la femme qui tient à ce que son enfant naisse. Encore une fois, je suis passionnée par les mythes fondateurs et, avec Laurent, nous avons travaillé sur cette figure de la Pietà entre la mère et le fils. Nécessairement, se découpe en creux une image presque christique de ce jeune homme sacrifié, suspecté d'avoir lui-même provoqué ce mouvement apocalyptique par sa naissance. Je ne suis pas chrétienne ou catholique, et c'est une culture que je connais assez peu, mais je suis très émue par toutes les peintures de la Renaissance qui mettent en scène le Christ, toujours soit enfant, soit à 33 ans, mort sur une croix, mais jamais à quinze ans en pleine crise d’adolescence (rires). C'est donc intéressant d'avoir ce personnage, qui va naître comme à 33 ans, mais qui va traverser tous les âges en un seul. Ce texte sur la fin du monde est en réalité un texte sur la nécessité de la vie.
Propos recueillis par Mélanie Drouère, le 24 mars 2023
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© Ingrid Mareski
