Rapport pour une académie - Création PCM2023

Georges Lavaudant, vous travaillez sur Rapport pour une académie de Franz Kafka. Que raconte cette nouvelle ? 

C’est une nouvelle assez courte datée de 1917, et qui, adaptée pour le théâtre, dure à peine plus d’une heure ; et parmi les nombreuses autres que Kafka a écrites, il me semble que c'est l’une des seules qu'il a accepté de voir publier. Kafka, très perfectionniste, hésitait longuement avant de confier ses textes à des éditeurs. À la fin de sa vie, il souhaitait même que son œuvre soit détruite. Que nous raconte cette nouvelle ? Un singe accepte de se rendre devant une assemblée de scientifiques et de savants pour raconter son parcours. Comment de l'état de singe il a essayé de se transformer en être humain. Capturé en Afrique par des chasseurs allemands affiliés à des zoos, il est blessé et rapatrié en Europe. Sur le bateau, Peter le Rouge (c’est le surnom que lui a donné une journaliste postérieurement, à cause de sa blessure à la joue) comprend très vite le dilemme dans lequel il est enfermé. Que faire ? Comment s’en sortir ? Il ne voit pas d’issue. Ce mot, « issue », est très important dans la nouvelle. Kafka le distingue du terme « liberté » dont les hommes usent avec désinvolture et imprécision. Peter analyse avec lucidité sa position de prisonnier dans une cage sans échappatoire. 

Notre singe réfléchit. Notre singe observe. Les hommes d’équipage, de leur côté, tentent de percer son mystère, de comprendre sa personnalité. C’est en tout cas ce que Peter raconte, et c’est comme cela qu’il interprète leur attitude (si cela se trouve, ces hommes viennent le voir non pas pour le percer à jour, mais simplement pour se distraire en le regardant, comme font les enfants qui visitent une ménagerie).

Des marins l’initient à un certain nombre de choses, non sans violence. On lui apprend à serrer une main. On lui apprend à boire de l'alcool et à exprimer le contentement qui accompagne cet exploit. C’est à la suite d’une de ces libations qu’il prononce son premier mot « hé ! là ! ».

Lorsqu'on le débarque enfin du bateau, deux possibilités s’offrent à lui : soit se retrouver dans un zoo, c’est-à-dire une autre cage, certes plus grande, mais une cage néanmoins, soit travailler dans un music-hall. Peter choisit donc le music-hall.

Que dit selon vous ce conte entre les lignes ? 

Je ne sais pas s’il s’agit d’un conte ou d’une fable, dans le sens où Kafka - je pense - ne cherchait aucunement à imposer un mode d’emploi ou une morale à ses récits. C'est un texte tout à la fois limpide et énigmatique, dense et humoristique. Il y a des ambiguïtés, des surprises, comme toujours chez Kafka. Certains l’ont interprété comme une parabole sur le parcours mené d’embûches que doivent accomplir certaines minorités ethniques, sexuelles, religieuses ou sociales lorsqu’elles tentent de s’assimiler discrètement, en se donnant des coups à elles-mêmes, et puis qui se rendent compte, lorsqu’elles ont atteint l'ultime marche, que cela ne fonctionne pas. Qu’elles demeureront toujours étrangères et différentes aux yeux des autres. 

Mais Peter, ce pourrait être Kafka lui-même qui, prisonnier d’une vie de famille étouffante, prisonnier d’une promesse de mariage avec Felice Bauer qu’il finira par rompre au bout de cinq années de tergiversations, prisonnier d’un travail de bureaucrate, ne sait comment s’en sortir. N’entrevoit aucune issue, se heurte à un mur de contraintes qui l’empêche d’accomplir la seule tâche à laquelle il aspire, à savoir : écrire !

Il faut cependant se méfier des interprétations. Kafka aimait la littéralité. Tenons-nous-en donc au récit de Peter et laissons le public, comme les académiciens qui assistent à cette conférence, se faire une idée par soi-même.

Rappelons que Kafka travaillait comme fonctionnaire de haut rang dans une compagnie d’assurance contre les accidents du travail et qu’il devait dans ses comptes rendus se montrer extrêmement attentif et précis, et il l’était. 

C'est vous qui avez commandé cette traduction à Daniel Loayza... 

Daniel Loayza, comme tout traducteur, a essayé de s’approcher au plus près du texte. Kafka pratique un allemand extrêmement pur, extrêmement rigoureux, presque « classique, » en même temps qu’il utilise parfois des tournures un peu bancales qui déplacent le sens et rendent son écriture légèrement étrange. Souvenons-nous qu’il vivait à Prague dans un milieu juif assez marqué, subissant également une influence autrichienne. 

Quant au singe de Kafka, il a dû apprendre l’allemand à un âge assez avancé. Ce n’est pas sa langue maternelle, et pour cause. Il n’est donc pas étonnant qu’il use du langage humain d’une façon parfois un peu curieuse. Et cela jusque dans cette espèce de virtuosité troublante, dont on sent d’ailleurs qu’il tire parfois une certaine fierté.

Par ailleurs, je voudrais souligner que ce projet n’aurait jamais vu le jour sans la présence de Manuel Le Lièvre. Un acteur rare, singulier, concret, poétique, qui a travaillé avec des metteurs en scène et des auteurs très exigeants, tels Jean-Marie Patte ou Valère Novarina. Au final, c’est à lui que reviendra le dernier mot. 

Propos recueillis par Mélanie Drouère, mars 2023

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© David Ruano