Devant vous, Création PCM2023
Après le très émouvant J’habite où je suis mis en scène en 2022 avec la troupe de l’Autre Théâtre, Brigitte Négro retrouve ces talents singuliers pour une immersion dans la question des points de vue sur l’espace, à l’appui de l’ouvrage de Georges Pérec, Espèces d’espaces, en plein air à la tombée du jour. La metteuse en scène, accompagnée de Fabienne Serres, éducatrice spécialisée chez L’Autre Théâtre, nous raconte cette deuxième aventure de création avec la troupe.
Brigitte Negro, c'est votre deuxième collaboration avec L'Autre Théâtre : quelle est votre approche du travail avec des actrices et acteurs d'un milieu non-ordinaire, à l’appui de votre première expérience ?
Cette année, comme la précédente, lorsque je rencontre le groupe, je travaille avec des gens, en prenant en compte leur physicalité propre, leur présence et leur singularité, et c'est là la base de l'écriture. Bien sûr, il y a une thématique, un tracé que j'ai envie de développer, mais avant tout, le travail avec L'Autre Théâtre se fait à partir de ce qui se passe au plateau avec elles et eux. C’est par conséquent un travail au long cours, que nous avons commencé en octobre 2022 et poursuivrons jusqu'à la première au Printemps des Comédiens. Cette année, ce qui bouge un peu le curseur et qui est très intéressant, c’est que nous nous connaissons davantage les uns les autres. Un rapport de confiance s'est installé, beaucoup plus vite que l'année dernière, et nous avons ainsi pu plonger assez rapidement au cœur du sujet.
FS : Par ailleurs, ils ont fait énormément de progrès depuis l'année dernière. Il y a des bases techniques qui ont beaucoup évolué.
BN : Exactement. Il y a quelques nouveaux cette année, mais le groupe est si fort, si présent, que toutes et tous s’immergent dans le projet assez facilement, soutenus par ce groupe qui a déjà traversé l'expérience l'année dernière.
Comment travaillez-vous cette écriture de plateau, qui découle des personnalités des actrices et des acteurs, d’autant que vous avez choisi de jouer en plein air ?
BN : J'ai eu de longs et intéressants échanges avec Jean Varela à ce propos, parce que j’envisageais de jouer dans un espace non dédié au théâtre, qui ne soit pas souligné par une scène et des gradins. Nous gardons cette idée de travailler dans un paysage, en plein air, mais dans une forme scénique : nous jouerons aux Micocouliers où il y a l'environnement avec lequel je voulais travailler. C'est presque tri-frontal, ce qui est un véritable régal concernant la question abordée, à savoir celle de l'espace et des trajets.
Ce sujet central de la question des perceptions de l'espace s’appuie sur le texte Espèces d’Espaces de Georges Perec : en quoi cette problématique a-t-elle retenu votre attention ?
Nous avons entrelacé trois thématiques sur la question du trajet. Il y a le trajet que j'appelle géographique : combien de pas fais-tu pour venir jusqu'ici et que rencontres-tu sur ton chemin ? Il s'agit d’un registre très concret lié à l'environnement. Il y a ensuite la question du trajet émotionnel et, enfin, celle du trajet physique, c'est-à-dire des trajets dans le corps. À partir de cela, nous déclinons plusieurs expériences de matières, de corps, d'improvisations. Au plateau, certaines situations naissent, qui nous semblent intéressantes et que nous choisissons donc de creuser, de développer. Je ne suis pas toute seule, bien sûr, Fabienne est là, avec toute l'équipe de l’Autre Théâtre. Nous nous sommes appuyés sur plusieurs textes mis en partage avec le groupe, comme celui de Pérec, Espèces d'espaces. Par ailleurs, j'interviens dans une clinique de psychothérapie institutionnelle, Saint-Martin de Vignogoul à Pignan, où j'ai récolté des paroles de jeunes patients qui sont des pépites. Elles racontent leur propre relation aux trajets, qui nourrit le récit.
Comment avez-vous eu l'idée de faire ce recoupement avec des paroles de patients de cette clinique ?
BN : Quand je travaille sur une thématique - et c'est aussi ce qui m'intéresse dans les ateliers ou les résidences d'immersion - j'en profite toujours pour développer partout ailleurs le processus de création. Par conséquent, quand j'étais à la clinique Saint-Martin, nous avons travaillé sur la même thématique que celle avec laquelle je travaille à L'Autre Théâtre, chaque expérience venant alors nourrir l'autre.
Pour cette création, vous travaillez avec une danseuse et un danseur. Comment collaborez-vous concernant l'écriture chorégraphique ?
BN : L'année dernière, je me suis vraiment posé la question de proposer aux éducateurs et éducatrices d’apparaître au plateau, ou alors aux danseurs professionnels avec qui je souhaitais travailler. Au fil du travail se déroulant, il m'a paru évident que les comédiens devaient partager l’espace avec les danseurs professionnels, et que les éducateurs et éducatrices ne soient pas forcément au plateau. L'an dernier, la place des danseurs s’est construite progressivement, ils ont d’abord été à l'extérieur avant de rejoindre l'intérieur. Nous avons fait appel aux mêmes danseurs pour cette création : Julia Leredde et Henry Dissaux, mais en faisant le choix de les intégrer directement au plateau. C'est aussi ce que j'aime dans ce projet : la mixité, il y a des acteurs professionnels de La Bulle Bleue, des amateurs, et deux danseurs professionnels qui portent ce projet sur scène. Cette rencontre peut donner lieu à de très jolis moments. Par ailleurs, dans le processus d'écriture, ils sont soutien et force de proposition. Enfin, Lorenzo Dallaï, avec qui j'ai déjà travaillé l'année dernière est en collaboration sur les questions d’écriture.
FS : Nous sommes trois bénévoles à tourner et à nous occuper de cette troupe. Pour nous, la question du plateau n'est pas un problème : nous sommes à la disposition du metteur en scène ; s'il a besoin de nous, nous sommes là, s'il n'a pas besoin de nous sur le plateau, nous n'y sommes pas. Quoi qu’il en soit, nous sommes toujours en périphérie, parce qu’il y a du travail en coulisse, du travail avec les costumes, du travail de soutien des acteurs... Notre travail se situe à tous les niveaux, la relation avec les familles ou avec les institutions, la communication, etc. Donc si Brigitte n'a pas besoin de nous au plateau, aucun problème (rires). Par ailleurs, nous sommes présents sur les répétitions, et là nous allons au plateau, pour les échauffements par exemple, pour aider certains comédiens, pour en stimuler d'autres, pour relancer un peu les choses de manière dynamique quand on voit que certains jeunes ne sont pas tout à fait présents, pour aller remonter le moral si besoin...
BN : Je tiens à le dire car c’est très fort : ce projet ne pourrait pas exister sans la présence de Fafa, Nicole et Béa. Elles sont centrales. La question d'être au plateau ou non relève de choix artistiques, mais elles trois constituent le cadre. Sans elles, nous ne pourrions pas réunir la compagnie en entier. C'est énormément de travail.
FS : La majorité des jeunes avec qui nous travaillons ne sont pas autonomes, ne serait-ce qu'au niveau des déplacements, très peu sont capables de venir seuls aux répétitions. Sur les 22 de la troupe, seulement 4 sont autonomes, plus 2 autres, mais souvent ils se trompent de bus, donc il faut les récupérer à droite ou à gauche. Ça fait partie de notre vie quotidienne (rires). Ceci étant, la qualité d'écoute entre eux est admirable. Ils sont 22, mais ils s'écoutent, ils restent concentrés. J'imaginais un moment 22 adolescents du milieu ordinaire seraient dans la même situation : impossible. Avec nos acteurs, c'est possible à chaque fois, c'est complètement hallucinant. Ils ont bien compris que tout partait d'eux. Ils trouvent la valeur qu'ils n'arrivent pas à saisir ailleurs dans leur vie, parce que le mot « échec » est écrit sur le front de beaucoup d'entre eux. Et là, tout d'un coup, ça change la donne, ça redistribue les cartes et ils en ont une autre à jouer et ils jouent. Je trouve ça sublime.
Comment envisagez-vous la scénographie et la création sonore de cette pièce dans ce dispositif particulier aux Micocouliers ?
BN : Pour la création sonore, j'ai sollicité Jérôme Hoffmann (compagnie Braquage sonore & CIE) avec qui j'ai déjà partagé plusieurs projets. Il sera au plateau en déployant sa partition à l'écoute de ce qui s'y passe. La création sonore s'appuiera également sur quelques pépites de récit récoltés auprès des patients de la clinique de St Martin de Vignogouls. Concernant la scénographie, comme nous travaillons sur les trajets, cela m'a inspiré le rapport au tracé, à l'écrit, au dessin. J’ai dans l'idée que les acteurs soient en action, en train de dessiner. Il va y avoir beaucoup de dessins au sol, à la verticale, etc. J'ai fait appel à Antonio Rodriguez Yuste pour me donner un regard artistique plus « plastique », mais aussi technique sur le type d'accroche, le type de support... C'est une expérience de faire une création avec autant de personnes, peu importe le type de milieu dont elles viennent ; elles sont 22 ! Cela me demande de faire des choix d'écriture spécifiques ; c'est là aussi un trajet pour moi, ce rapport à la masse, au groupe conséquent !
Propos recueillis par Mélanie Drouère
