La période élisabéthaine marque l’invention d’un théâtre professionnel, commercial et séculier. De nouveaux genres dramatiques émergent : comédie, tragédie, pièce historique, dont les frontières sont alors poreuses. La première salle de spectacles permanente, nommée « Le Théâtre », est érigée dans la banlieue nord de Londres en 1576 par le comédien James Burbage. Au cours des 16 années qui suivent, 17 autres théâtres sont construits sur le modèle de ce bâtiment circulaire à ciel ouvert, ce « O de bois » comme le définit Shakespeare dans le prologue d’Henry V.

C’est dans ce vaste laboratoire de théâtre que les tragédies d’Édouard II et du Roi Lear sont composées, respectivement par Christopher Marlowe en 1592 et William Shakespeare en 1606, peu après l’accession au trône de Jacques Ier en 1603. La violence spectaculaire de ces pièces, toutes deux représentées à l’issue d’épidémies de peste qui imposèrent la fermeture des théâtres à Londres, témoigne de l’instabilité d’une période marquées par des crises sanitaires, religieuses et politiques majeures. De grandes découvertes dans les domaines de l’astronomie et de la géographie remettent en question l’ordre établi et décentrent l’Européen. Particulièrement noires, ces pièces de Marlowe et Shakespeare rendent compte de la mélancolie ambiante, maladie sociale de l’époque. Elles dramatisent l’une et l’autre la souffrance tragique d’un monarque qui ne parvient pas à résoudre la tension entre son immortalité, liée à sa fonction de droit divin, et sa condition mortelle d’être humain. Ni Édouard ni Lear ne parviennent à garantir l’intégrité territoriale et politique de leur royaume, pas plus qu’ils ne réussissent à préserver leur intégrité physique, intellectuelle et morale.

Avec Le Roi Lear, Shakespeare pousse loin l’expérimentation. La tragédie naît de « rien », ce « rien » que Cordélia s’entête à répéter à l’ouverture de la pièce, qui déclenche la colère de Lear et le conduit à commettre une erreur tragique : bannir sa fille préférée, la seule qui aime son père de tout son « cœur » comme l’indique l’étymologie de son prénom. Si Antoine Vitez affirmait pouvoir « faire théâtre de tout », Shakespeare, lui, proposait de faire théâtre de rien, à une époque où le théâtre dit public se caractérisait par une esthétique de l’espace vide et comptait sur l’imagination du spectateur. À ce « rien » de l’acte I fait écho le « jamais » martelé par Lear à l’acte V : de rien à jamais, Le Roi Lear est une pièce du néant sur le néant, aux accents d’Apocalypse, qui annonce déjà le théâtre de l’absurde de Beckett.

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Florence MARCH
Professeur de Littérature et Théâtre britanniques XVIe-XVIIe à l'Université Paul-Valéry Montpellier 
Directrice de l'Institut de recherche sur la Renaissance, l'âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR 5186 du CNRS)
Vice-présidente Recherche de la Société d’Etudes Anglo-Américaines des XVIIe et XVIIIe siècles
Membre nommé du Comité national du CNRS (section 35)

Le Roi Lear
Mise en scène de Georges Lavaudant
Les 27, 28 et 29 octobre à 20h00
Théâtre Jean-Claude Carrière

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Le feu, la fumée, le soufre
Mise en scène de Bruno Geslin
Les 9 et 10 novembre à 20h00
Théâtre Jean-Claude Carrière


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