Carte Blanche

Enfant, ma mère ne me racontait qu’une seule histoire avant de m’endormir. Elle n’en connaissait pas d’autre.

Dans le delta du Mékong, il y a un enfant qui vit seul avec sa mère. Il a 3 ans. son père vient de partir. Sûrement pour la guerre. Les jours passent et la femme élève son enfant seule, en espérant toujours le retour de son mari. Un jour, alors qu’il a maintenant 8 ans, l’enfant rentre de l’école en pleurs. La mère affolée lui demande ce qu’il a. L’enfant lui répond que ses camarades se sont moqués de lui.

— Pourquoi ? demande la mère.
— Parce que je n’ai pas de père.

La mère, le cœur déchiré devant l’humiliation et la souffrance de son enfant, lui dit :

— Mon chéri, tu as un père. Tu ne le vois pas car il ne peut venir que le soir, quand tu dors. Si tu veux, mon amour, tu pourras, cette nuit, garder les yeux ouverts et voir à travers le rideau qui sépare ta chambre de la mienne l’ombre de ton père qui vient m’embrasser et me prendre dans ses bras. La mère, pour guérir la plaie de son enfant, avait construit une marionnette avec des bouts de drap. et chaque soir, la maman jouait seule les retrouvailles avec un mari de chiffon. Chaque soir, l’enfant dormait avec la joie de savoir son papa dans la chambre d’à côté. Ce mensonge dura plusieurs années. Tous les matins, la mère voulait dire à son enfant la vérité, pensant qu’il était en âge de comprendre. Mais voyant le bonheur sur le visage du petit garçon, elle se taisait. Et tous les soirs, elle continuait, en larmes, son théâtre derrière un rideau. La mascarade dura trois ans. Jusqu’au jour où un homme vint parler à l’enfant qui jouait au bord de la rivière. Il était maigre, son visage était fatigué. L’homme s’assit à côté de l’enfant et le dévisagea.

— Où est ta maman ? lui demanda l’homme.
— Elle est dans la maison.
— Et ton papa, sais-tu où est ton papa ?

L’enfant lui dit que son père n’était pas là, qu’il travaillait dur la journée mais qu’il rentrait tous les soirs voir sa mère, dans sa chambre. L’homme resta muet. Ma mère s’arrêtait toujours là. Elle ne m’avait jamais raconté la fin. Même bien plus tard, un soir dans une chambre d’hôtel sans climatisation à Hô Chi Minh-Ville, elle refusa de finir l’histoire.

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Extrait du livre SAIGON - à l’origine de Caroline Guiela Nguyen, une coédition du Théâtre National de Bretagne et de la compagnie Les Hommes Approximatifs.